Leela poussa avec énergie la porte de l’Irish Kiss corner avec pour expression sa tête des mauvais jours. Les cheveux remontés par une pince, son indémodable veste en cuir et une jupe cintrée fendue jusqu’à mi-cuisse étaient sa tenue de travail favorite. Le cuir de ses bottes couinait un peu et elle tira le premier tabouret de bar pour s’y affaisser d’un air presque désespéré.

« Je sais qu’il est pas encore midi mais il me faut un verre »

Dit-elle à destination du serveur indien qu’elle connaissait plutôt bien. Elle désigna du nez une bouteille de whisky sur l’étagère derrière lui.

« Je serai raisonnable, sers-moi un simple »

A cette heure-ci, on ne pouvait pas dire qu'il y avait grand monde. Le pub venait d'ouvrir au plus lève-tôt, à ceux qui aimaient avoir le nez dans leur café avec un pancake. Pour les très lève-tôt, il y a des cafés dans le centre ville. L'Irish Kiss, lui, était pour les tardifs et les fêtards.

Shahid donnait un dernier coup à ses verres pour la journée. Seul en salle à cette heure-ci, Tenessee ne prendrait sa relève qu'un peu plus tard dans la journée, dormant encore à l'étage. Penny devait roucouler dans son coin et Harry... Et bien si Leela poussait la porte à ce moment-là, Harry ne devrait plus être très loin, de son expérience. Et de ce fait, Peter... Et pour continuer la chaîne : Shannon ce qui pouvait éventuellement impliquer l'arrivée d'Andrea. Tout ce petit monde évoluait bien activement autour de lui. Ca ne le dérangeait pas mais ça l'amusait parfois bien plus que les soirées foot animées par les éternels paris Irlandais VS Ecossais.

Quand Leela demandait à boire, ce n'était jamais innocent - sauf le soir. Soupirant pour montrer son désaccord mais impuissant face au client, il tira un verre des hauteurs pour le poser devant elle sur une petite serviette en papier et il la servit. Posant la bouteille à côté de lui, il s'appuya de ses deux mains sur le comptoir, le chiffon pour ses verres passé sur son épaule. Avec un sourcil haut, il la dévisagea, une moue sur les lèvres signifiant un clair "tu sais ce que j'en pense."

Accoudée, Leela prit le verre et le fit tourner entre ses doigts, les yeux plongés dans le liquide ambré. Elle but une gorgée dans un pincement de lèvres puis remonta les yeux vers Shahid, un sourcil se levant en réponse à sa communication non verbale.

On ne pouvait pas dire que Leela avait un problème avec l'alcool, mais l'alcool était souvent présent quand elle avait un problème. Le silence se poursuivit et elle prit une nouvelle gorgée, réprimant l'envie de siffler le verre d'un coup juste pour ressentir la morsure chaude dans sa gorge.

Le bar sentait le café et plus loin les oeufs brouillés. On devait écouter quelque part les informations sur une radio mal réglée. Les gens allaient bosser, ceux qui ne bossaient pas iraient biner leur jardin et avec la date anniversaire de la disparition qui approchait, les lieux seraient bientôt remplis de journalistes avides et d'officiels pleurnichards.

Leela soupira et termina son verre en déglutissant dans le silence qui se poursuivait.

Shahid disparut quelques secondes. Malheureusement pour Leela, ce n'était que temporaire. Il revint avec une boîte de cachets et un servit un verre d'eau qu'il posa devant elle également, faisant tomber un comprimé dedans. Un doux crépitement rebondit sur le comptoir et l'odeur de l'aspirine remonta à ses narines. Il lui fit un geste de la main, l'invitant à poursuivre avec ce breuvage là, puis il s'accouda au comptoir en penchant la tête.

– Ok, laisse moi deviner. Papa a oublié le chèque pour le scooter ? Ton mari te trompe avec la plus jeune blonde du village ? Ton frère t'as cassé ta jolie Mustang miniature...

Shahid sourit, plus par compassion que par réelle moquerie. Pourtant, il adorait ça, se moquer. Surtout des grognons dans le genre de Leela. Il se redressa en essuyant le comptoir, plus machinalement que par réel soucis de propreté.

– Je peux continuer comme ça longtemps, tu sais...

Elle aurait préféré qu'il remplisse de nouveau son verre, comme tout bon barman qui se respecte plus que comme un cousin soucieux de l'état de son foie. Son regard allant du cachet effervescent à Shahid à plusieurs reprises elle se décida finalement à desserrer les dents sur un ton plutôt monocorde.

"Tu as fêté Vaikasi Visakam cette année ? Laisse-moi deviner..."

Elle trempa son doigt dans le verre pour touiller la mixture puis le lécha en faisant la grimace.

"Nan. Parce qu'on est pénards à des centaines de miles de Londres et qu'ici personne ne sort les autels et l'encens tous les mois"

Elle se mit à faire tourner le verre sans le décoller du comptoir, juste pour le plaisir de voir les bulles se disséminer dans le liquide, suivant son propre mouvement du regard.

Faisant une moue, il acquiesça.

– C'est de bonne guerre.

Il soupira et laissa le torchon sur le comptoir puis il contourna ce dernier pour venir se tenir derrière elle. Il posa ses mains sur ses épaules et lui massa en poussant un profond soupir et secouant la tête. Il était aussi compréhensif que moqueur.

– Ce que tu peux être tendue, tu es faite d'acier trempé et pas besoin de porter de collants avec un string par dessus pour ça. Très chère cousine, tes visites sont pour moi toujours plus plaisantes les unes des autres, que puis-je faire pour toi...

Il lui tapota les épaules et se pencha sur elle pour lui sourire avant de s'accouder d'un bras sur le comptoir pour la regarder. Il agita doucement son index.

– Et ne pense même pas à me mentir ou à te défiler, je te connais. Dis simplement les choses, ça changera. Tu verras, on n'en meurt pas.

En général on ne tripotait pas Leela. Enfin, sauf quand elle l'avait décidé et qu'elle était à l'initiative de la chose. Mais comme ça, amicalement, pour la détendre... Enfin même le kiné ne l'avait pas revue depuis la puberté. Aussi se crispa t'elle un peu plus en sentant les mains de Shahid, lui lançant un regard en coin qui pouvait tout aussi bien signifier "c'est gentil mais ça ira" que "qu'est ce que tu fabriques ?"

"Mais je me défiles pas, c'était une entrée en matière"

Et elle lui tapota le bras avant de tirer un tabouret pour l'inciter à s'asseoir près d'elle.

"De toutes façons il faut bien que je te le dise avant que tout le monde débarque. Mes parents ont décidé que j'avais raté la fête de trop. Et puisque j'avais décidé de rester dans ma campagne profonde pour une durée indéterminée, loin de ma famille et de ma culture, reniant donc presque toute l'Inde et des millénaires d'histoire ils ont décidé de venir me rendre visite"

Elle avala l'aspirine d'une traite en grimaçant à cause du gout.

"Une visite de courtoisie, à moi. Mes parents, mes frères, mes soeurs, leurs mômes..."

Shahid mesurait-il la catastrophe que ça présageait ?

Doucement, mais sûrement, un sourire naissait sur les lèvres du barman, découvrant une rangée de dents blanches et taquines. Ses parents à lui lui foutaient une paix royale. Il fallait dire qu'une petite branche de sa famille était de souche purement Anglaise alors le métissage allégeait ses épaules. Mais même sans ça, Shahid était d'un naturel plutôt paisible. Si ses parents débarquaient, il savait que son père râlerait, que sa mère s'assurerait qu'il ne manque de rien et que son frère demanderait en douce où sont les jolies filles de la campagne.

Alors quand Leela se sentait désemparée de la sorte, il ne pouvait que s'en amuser. Ce genre de groupuscules familiaux le faisait bien plus rire que pleurer. Mais quand sa famille venait, c'était à l'hôtel ou en auberge car sa minuscule chambre au-dessus du pub ne pouvait accueillir que lui et une éventuelle aventure. Et maintenant que Tenessee occupait la pièce du dessus, l'immeuble était plein nuit et jour ! Posant une de ses mains sur son propre bras accoudé, il pencha la tête en souriant.

– De quoi tu as peur ? Tu fais du bon boulot, Leela, tu n'as pas à avoir honte de ta famille, après tout ! Tu as peur de quoi, qu'ils te voient en train de travailler ? Ou bien qu'ils s'aperçoivent qu'un certain quelqu'un à la peau pas très basanée a souvent les yeux portés vers le bas que vers le haut quand il s'agit de toi roulant ton balluchon dans mon pub à l'heure tardive de l'apéro ?

Shahid haussa les sourcils avec un sourire disant "Ose dire que j'ai tort."

Leela répliqua d'un coup bien senti dans l'épaule du barman avant de faire glisser son verre jusque sous son nez.

"Tu te marreras moins quand tu te retrouveras coincé entre ma mère et mes frères face à ma soeur qu'on a pas encore réussi à caser. Quand ils vont apprendre que t'es assez de la famille sans trop l'être, là je vais ME marrer"

Elle reniffla.

"Et si tu en parles à Harry je t'assassine"

Cette fois, il pouffa de rire. Il se redressa du comptoir et la contourna pour retrouver son côté du bar, bien plus amusé encore de 1) ne pas s'être trompé sur Harry et 2) imaginer Leela au milieu de cette branche là de la famille était le soleil de sa journée.

– N'oublie pas de les inviter ici, je veux les voir. Tu sais quoi, mieux !

Il passa sa main dans son dos pour en tirer son téléphone de la poche arrière de son jean.

– Je vais appeler mon frère, savoir s'il veut pas venir passer quelques jours chez moi !

Il se pencha sur le comptoir pour pianoter son portable, laissant loisir à Leela de lui arracher des mains comme une grande névrosée qu'elle était.

– Tu me payes combien pour garder le silence ? Tu sais, Harry je le vois souvent et on parle jamais de toi alors un détail pour éventuellement m'échapper...

Leela plissa les yeux de protestation. Non certainement pas, elle ne se jetterait pas sur lui ça lui ferait trop plaisir. Elle se contenta de croiser les bras et de lever le menton en signe de défi.

"C'est ça, fais le malin ! Je suis sure que mon père trouvera à nous raconter des trucs humiliants sur toi petit. T'es grillé cousin, dans le quartier tout se sait"

Et c'était sensé lui faire peur ? Leela tenait une petite forme sur ce coup-là. Elle espérait que la menace d'un mariage arrangé suffise à lui faire perdre son sourire.

Elle désigna le téléphone du nez.

"Profite-en pour faire venir tes parents qu'on s'amuse jusqu'au bout"

Harry ne devait rien savoir de la réunion de famille à venir. Elle lui raconterait qu'elle partait en vacances quelques jours, elle disparaîtrait du paysage quelques temps. Avec un peu de chance ses parents iraient loger en dehors de la ville.

En pianotant sur son téléphone pour envoyer un message, Shahid tira la langue d'application.

– Mes parents, je les appelle déjà régulièrement et ils viennent me voir plus de fois qu'il n'y paraît. Et puis, petit, j'étais un adorable petit bonhomme, tout ce que tu apprendras sur moi sont des prouesses dignes d'un petit génie que j'étais et que je suis toujours. J'étais tellement mignon que je raflais tous les cadeaux de la famille. Désolé, petite soeur mais je gagne.

Il releva les yeux sur elle et fit une moue désolée en haussant les épaules. Il se redressa en inspirant.

– Tu es condamnée à ce que je te regarde périr par le feu.

Un mariage arrangé ? Bizarrement, Shahid n'avait pas du tout été élevé comme ça. Très vite esprit vif et indépendant, ses parents avaient compris qu'ils ne tireraient aucune célébrité de ce fils là. Par contre, son cadet... Les deux frères se ressemblaient suffisamment pour être parfois confondus et avec seulement un an d'écart, son père avait très vite porté ses espoirs sur le plus jeune. Alors lorsque l'un vivait sa vie tranquille dont il avait toujours rêvée, l'autre était une star montante d'une multinationale et il voyageait par monts et par veaux. Si l'un des deux devait subir un mariage arrangé... Ce ne serait pas Shahid, alors cette éventualité ne l'effleura pas d'un pouce.

– Mais plus sérieusement...

Il posa le téléphone sur le comptoir et reprit son appui des deux mains en observant sa jeune cousine.

– De quoi est-ce que tu as peur ? "Harry ne doit pas savoir" avec ton regard qui signifie "ça va être l'enfer". D'une : quel est le rapport avec Harry, concrètement ? C'est pas le premier ni le dernier à te reluquer les miches. Et pourquoi ta famille devrait forcément dire des trucs humiliants ? Laisse-les faire, enfin, ce n'est qu'une marque d'affection, Leela, ils ne vont pas te manger. Tu manques à ta famille, c'est normal qu'ils veuillent te voir. Demande à Colin, elle peut t'avoir des réducs sur les auberges du coin.

Leela leva un doigt pour arrêter le flot de paroles du Barman, se recalant plus confortablement les fesses sur son tabouret.

"Avant toute chose, si tu ne me sers pas à boire je vais y aller moi-même et mettre le bazar dans tes bouteilles"

Elle désigna le verre qu'elle lui avait fait parvenir précédemment comme si le mouvement avait été une indication suffisante pouvant remplacer les mots.

"Deuzio, je n'ai pas peur, qu'on soit bien d'accord. Ca m'ennuie, ça me dérange, ça m'embarrasse si tu veux mais j'ai pas peur"

Elle inspira et s'étira les bras pour les détendre.

"Ceci étant dit, si TES parents n'ont rien à dire d'embarrassant à ton sujet les miens en revanche ne sont pas avares en récits croustillants. Je n'ai pas très envie que mon coéquipier me vanne tout le reste de l'année parce que ma mère n'aura pas su tenir sa langue. Je préfère conserver avec Harry de franches et amicales relations..."

Elle se leva et commença à regarder par dessus le comptoir à la recherche d'une bouteille ouverte.

"Professionnelle. Ne rajoutons rien qui pourrait nous distraire, on a du boulot en ce moment"

– Bon sang, Leela, laisse-toi vivre...

Il soupira en se tournant et se pencha pour récupérer la bouteille et lui resservir un verre. Puis, sur une étagère dans son dos, il prit un petit panier de viennoiseries pour Leela. Il voulait bien lui servir à boire, à condition qu'elle mange.

– Quand vas-tu t'arrêter de jouer à ce genre de jeux ? Sois toi même et si ça plaît pas, on s'en fiche. Quant à Harry, c'est un grand garçon. Il sait encore ce qu'il fait. Mais puisqu'on en parle...

Il se racla la gorge et se rapprocha d'elle en s'accoudant au comptoir. S'humectant les lèvres en regardant autour d'eux, il reprit d'une voix basse.

– Les gens parlent, Leela... Des fois, on vous voit où vous n'êtes as censés être et je sais que Harry est capable de tout pour retrouver son fils mais vous fouinez avec trop d'imprudence. On vous regarde... Si tu es habituée à jouer avec le feu, Harry n'est qu'un flic de campagne qui a été suspendu pour accès de colère et pour avoir cogné ses supérieurs en engageant une émeute. Tu n'as peut-être aucune envie d'être intime avec ce type, garder tes distances comme d'habitude mais c'est aussi ton rôle d'être garde-fou dans cette affaire. Tu veux conserver des rapports cordiaux et professionnels ? Alors garde-le à distance de ses ennuis, comme des tiens.

Il allait se redresser et s'éloigner mais il revint en parlant un peu plus bas, son index s'enfonçant dans le comptoir.

– Des flics plus gradés que vous posent beaucoup de questions, Leela. Ils viennent ici et posent des questions sous couvert d'humour et de franche camaraderie parce qu'ils savent que c'est ici... Et ici précisément que Harry passe beaucoup de temps avec des gens comme Hayden et Andrea qui font partie des familles de disparus et avec toi, réputée pour une détective un peu trop curieuse. Parce que c'est ici que Tenessee vit et que c'est ici que se sont déroulés les événements d'Halloween. Hayden passe beaucoup de temps avec Penny, celle-ci même dont le frère a été enlevé depuis Halloween ! Je ne te parle même pas des curieux étranges qui ont débarqué ces derniers mois. L'établissement n'est pas sûr.

Haussant les sourcils, il secoua la tête, sa voix n'étant alors qu'un murmure.

– Ta famille, Leela... C'est le cadet de tes soucis.

Ce discours signifiait plusieurs choses. 1) Shahid savait Leela et Harry proches... Mais pas à quel point. 2) sous couvert d'optimisme, d'humour et de blagounettes débiles, Shahid était bien plus fin observateur qu'on pourrait le croire. 3) S'il protégeait son bar, il protégeait aussi sa famille car Leela était de sa famille et qu'il ne laisserait personne toucher à un seul de ses cheveux. Quand son téléphone vibra, il se redressa pour regarder le message et le montra à Leela avec un sourire.

– Mon frère serait ravi de te voir, ça fait si longtemps.

Leela mordit dans une viennoiserie, sans grande conviction et finit par la laisser sur le comptoir tout en mâchouillant le bout qu'elle avait dans la bouche.

"Tu sais... -elle déglutit- les flics, les méchants, les politiques insatisfaits, tout ça j'ai plutôt l'habitude. Je ne minimise pas le danger et je sais que pour Harry c'est plutôt nouveau, mais ne t'en fais pas, je garde un oeil sur lui et il ne lui arrivera rien."

Elle reprit le bout abandonné sur la table et se mit à le faire tourner entre ses doigts tout en le regardant.

"Je veux qu'ils posent des questions, et... Et j'aimerais que tu me dises ensuite ce qu'ils ont demandé et sur quoi ils bossent. Tant qu'on aura une longueur d'avance, on aura pas de souci à se faire"

Elle engloutit une nouvelle bouchée en se passant la langue sur les lèvres.

"Le boulot c'est ma vie Shahid. En dehors du boulot je suis un zéro pointé. Et ma famille, c'est pas du tout du boulot. Je ne veux pas qu'ils viennent se mêler à tout ça, être distraite ou me faire du mouron parce qu'ils sont sur mon lieu d'enquête. Ces gens là, peut-être qu'ils n'auront pas la délicatesse de ne pas les impliquer."

Et elle empoigna son verre.

"Nan et puis il faudrait ressortir le sari, quelle angoisse !"

Shahid abandonna. Balayant l'air d'une main, exaspéré, il montra Harry en train de pousser la porte pour se diriger vers le bar. Celui-ci remarqua le geste de lassitude et sourit en se demandant ce que ça pouvait bien signifier. Pourtant, il n'en fit rien. Une fois à la hauteur de Leela, il la salua d'un geste du menton et puisqu'il y avait regroupement, Harry demanda un pancake avec un verre de lait et il se hissa sur un tabouret. Il tendit une poche à Shahid, lui rendant visiblement un bien et seulement il avisa du verre de Leela. Il haussa un sourcil avant de la regarder.

– Et bien ?

Voilà bientôt un an que son fils avait disparu et pour lui, c'était comme si c'était la veille. Mais aujourd'hui, il dissimulait bien mieux sa détresse et avait retrouvé un semblant de sourire, bien que tout le monde se doute de combien il était faux. Mais au moins, il s'était calmé et ne semblait plus s'en prendre à tout le monde pour tout et rien à la fois.

– La famille débarque bientôt alors tu comprends, c'est la fin du monde.

Après avoir balancé sa bombe, Shahid retourna à la préparation des couverts pour le midi, fusillant du regard sa jeune cousine. Harry pouffa de rire et haussa les épaules.

– Et alors ?

Leela fusilla Shahid du regard en retour et attrapa un torchon qu'il avait laissé traîner sur le comptoir pour le balancer dans sa direction avec force.

"Espèce de........."

Elle claqua la langue et but son verre d'une traite avant de le reposer bruyamment sur le comptoir d'un air visiblement contrarié. Elle soupira et tourna la tête vers son partenaire, levant une main de protestation.

"Pas de question."

Elle ajouta sur un ton morne :

"Nous nous contenterons de convenir qu'à partir de demain soir je suis aux abonnés absents"

Son téléphone se mit à sonner, une chanson indienne traditionnelle au premier abord. Elle se mordit la lèvre et sauta du tabouret tout en décrochant, jetant un regard à Harry signifiant "j'arrive".

"Pourquoi tu m'appelles à cette heure ?"

Le discussion fut assez brève, Leela raccrocha au nez de son interlocuteur et elle revint s'asseoir près d'Harry, picorant un bout de pancake dans son assiette.

"C'est quoi le programme aujourd'hui ?"

Harry tourna les yeux vers Shahid, comme pour obtenir une meilleure réponse mais il ne reçut qu'un haussement d'épaules et de mains traduisant un "Ne me demande pas". Harry regarda Leela par dessus son épaule. Elle et tous ses secrets, ça ne le fatiguait pas, ça ne le rendait pas plus curieux, c'était juste un fait. Il grogna alors qu'elle revenait pour piquer dans son assiette et il fronça les sourcils en se reculant, son bien entre ses bras.

– Si t'en veux, demandes en pour toi, non mais.

Tournant sa fourchette entre ses doigts, il haussa les épaules à son tour.

– Rien. Je suis fatigué.

Il se redressa en inspirant profondément.

– J'ai envie de demander à Hayden de faire une partie de basket. Enfin...

Il regarda Shahid qui souriait déjà et il leva un index.

– Ca, c'est s'il n'est pas avec Penny.

La fourchette en suspens alors qu'elle terminait de mâcher le bout précédent, ses yeux allèrent de l'assiette à Harry et elle fit une moue discrète avant de la reposer. C'était meilleur dans l'assiette des autres, oui Leela était de ces filles-là.

"Une partie de basket ?"

C'était du travail ça ? Elle haussa les sourcils et finit par tourner la tête vers Shahid.

"Bon, apparemment on est pas pressés de se mettre au boulot ce matin. Autant poursuivre avec un thé"

Et à Harry après un silence.

"Bientôt un an... La date anniversaire va tomber en plein festival de..."

Elle fit un moulinet avec son poignet.

"De je sais quoi, un machin local déguisé"

– Prends-toi ta part, laisse la mienne !

A la réponse de Harry, Shahid avait attendu la réaction de Leela. Il savait que les deux hommes aimaient se retrouver à côté pour faire une petite partie mais il pensait aussi que ça se savait. Harry haussa les épaules en piquant son pancake.

– J'ai besoin de souffler. Et de rester en forme.

Jouer au basket, c'était un peu l'histoire de sa vie et Hayden était un très bon partenaire. Ces entrevues lui faisaient beaucoup de bien et l'aidaient à mieux réfléchir par la suite. N'en déplaise à Leela mais après un an de recherches, quand bien même il ne s'arrêtera pas en si bon chemin, Harry était fatigué et commençait à s'épuiser grandement. S'il avait retrouvé sa plaque, il était surveillé de près et devait faire attention à présent. Mais on l'avait radicalement écarté de l'affaire des disparitions, il ne pouvait choper que quelques bribes de conversations. Pas suffisamment pour pouvoir en faire quoi que ce soit.

Les mots de Leela se perdirent dans la gorge de Harry alors qu'il tentait de déglutir un nouveau morceau. Shahid observait maintenant la réaction du policier qui se redressait pour répondre sans avoir encore une fois tourné la tête vers elle.

– C'est un festival. Le plus grand peut-être du pays, il se tient à Pilton tous les ans et renfloue les caisses de Glastonbury. Ca ne nous fera pas de mal de voir du monde, de se changer les idées... Mais...

S'il évita l'aspect "anniversaire", Harry releva des yeux inquiets sur Shahid et se racla la gorge.

– Kellen, la cadette des Moonlight, veut que ce soit moi le Arthur de cette année.

Ce sur quoi Shahid éclata de rire face à un Harry en pleine décomposition.

– Et t'as dit quoi ?

Harry haussa les épaules et jeta enfin un oeil à Leela, l'air pas rassuré et Shahid riait toujours.

– T'as déjà tenté de dire non à une Moonlight Lady, toi ?

Leela pouffa de rire en choeur avec Shahid et préféra noyer son sourire dans sa tasse de thé, les yeux roulant de chercher à ne pas éclater de rire franchement.

"Epée brandie vers le ciel, une chemise bouffante en guise d'uniforme, l'agent MacCormack sire de Camelot adoube ses fiers chevaliers Riri, Fifi, et Loulou les bien nommés les adjoints qui bouffent le plum pudding plus vite que leur ombre. Oh yeah"

Heureusement pour elle, l'Inde n'avait pas encore été colonisée à cette époque. Aucun rôle en adéquation avec sa peau dorée, elle éviterait donc d'être grimée. Elle en profiterait pour se faufiler parmi la foule de curieux ou irait fouiner là où les officiels ne seraient pas.

"Excellente diversion Sir Harry"

Elle lui lança un clin d'oeil et but une nouvelle gorgée du liquide au goût amer. Elle ne sucrait pas son thé, elle l'aimait brut. Avec un peu de cannelle parfois, quand elle se laissait aller mais c'était plutôt rare.

Elle se pencha vers lui en chuchotant.

"J'en profiterai pour taquiner un peu le réseau de nos amis de Scotland Yard"

Harry leva une main et hocha la tête.

– Non, tu ne feras rien ! Je voudrais... Je voudrais que pour une fois, on s'amuse. Je suis fatigué, j'ai l'impression de ne pas avoir eu de pause depuis un an, alors si je dois être Arthur, j'exige que les enquêtes soient suspendues pendant ces 5 jours. Ce n'est pas tant demandé et ça permettra de relâcher ce climat tendu et maussade auquel on a droit depuis de très longs mois. On sort de l'hiver, les gens sont fatigués, déprimés... Alors tu vas rester à côté de moi et tu vas profiter de ce foutu festival avec moi.

Il avait regardé sur le côté tout ce temps en désignant le comptoir d'un index. Sa phrase achevée, il piqua son dernier morceau de pancake mais sans grande faim. Et si elle insistait, il élèverait la voix dans un "Non, Leela !", qui ne serait pas sans étonner Shahid qui les observait comme deux études humaines vivantes. Harry releva les yeux sur Leela et secoua la tête.

– Pour une fois, on pourrait pas faire un truc normal ?

Finalement, celui qui devait contenir l'autre, c'était peut-être pas celle qu'on croyait et Shahid haussa un sourcil. Leela ne risquait pas de bien réagir à tout ça.

S'amuser ? Mais qu'est ce que cela pouvait bien signifier ? C'était plutôt rare de voir Leela s'amuser. Enfin, sans alcool dans l'équation. Elle haussa un sourcil, comme si elle ne comprenait pas vraiment ce qu'Harry lui demandait.

"Faire un truc normal ?"

C'était normal de se déguiser et de faire le pitre en public ? S'il voulait s'amuser, elle l'inviterait à Londres un de ces jours pour une des grandes fêtes religieuses de la communauté Hindouiste. Elle soupira et se mit à tapoter le bar du bout des doigts.

"Bien, je prendrai des photos pour la postérité dans ce cas. Je suis sure que tu n'as pas eu beaucoup d'occasions de remplir l'album photo familial ces derniers temps"

Avec un léger sourire, elle haussa une épaules et se mit à touiller le fond de son thé, plus mécaniquement que pour aider le thé à infuser.

"Tu participes tous les ans ?"

Elle reniffla et désigna Shahid du nez.

"Et toi aussi ? Tu fais l'envahisseur Sarrazin ?"

Pour Harry, il ne s'agissait pas de faire le pitre mais de passer un moment privilégié avec son fils et ses amis. Ce festival n'était pas si important que ça, il était surtout divertissant. Et Harry avait besoin de divertissement. Il soupira en se frottant un oeil.

– Oui, Leela, faire un truc normal, tu vois, sortir, s'amuser avec des gens normaux sans avoir à penser à une enquête en permanence, je sais pas, faire quelque chose de normal, pour changer.

Sa réplique sur l'album de famille, Harry ne le prit pas très bien. Il roula des yeux et Shahid vint à son secours en posant les mains sur le rebord du comptoir avec un sourire.

– Ca m'arrive, oui, de temps en temps ! Je fais même Jesus, certains Noël ! Mais Harry n'est pas très bon acteur, c'est pour la cause qu'il fait ça.

Il donna une tape sur l'épaule de Harry qui sourit. C'était vrai. Son dada à lui, c'était d'aider les gens. Mais ces derniers temps, il avait envie de s'aider un peu lui-même. Il ne souhaitait pas rester seul, cela dit, il voulait juste faire une pause et avoir l'impression que tout était normal. Peut-être que s'il cessait d'y penser jour et nuit, son fils réapparaitrait plus vite !

Leela leva les mains comme pour signifier qu'elle battait en retraite, secouant la tête avec un petit sourire.

"Bien ! Je m'incline. Amusez-vous, prenez du bon temps."

Elle aurait pu ajouter "je comprends le principe" mais ne dit rien de plus. Faire quelque chose de normal, c'est vrai que pour Harry cela devait être presque vital. Vivre avec l'angoisse permanente de ne pas retrouver son fils, se lever le matin en se demandant où il est pour se coucher le soir avec la même idée obsédante, il y avait quoi devenir barge.

Leela pouffa de rire.

"Toi en Jésus, j'espère être encore là pour voir ça la prochaine fois. Ils t’emmaillotent et te couchent dans une mangeoire dans la crèche vivante aussi ?"

Elle lui lança une miette de viennoiserie avec un sourire complice. Puis elle tourna la tête vers Harry et posa la main sur la sienne brièvement.

"Boude pas, je suis sure que tu vas être un super Arthur. Y a des répétitions ?"