Kieran s'essuya le front du revers de la manche et déglutit, la bouche pâteuse. Il commençait à avoir mal au dos. Vraiment, vieillir c'était moche. Il tourna la tête vers ses compagnons de travail et grimaça.

"Les Elus ont parlé de machines qui font ce genre de travaux à leur place dans le monde du dehors. Rien que pour ça, j'irais bien y faire un petit tour moi"

Pour un musicien, un artiste ou ce que vous voulez, procéder à ce genre de travaux manuels était des plus délicats pour moi. Je n'étais pourtant pas un incapable mais disons que ce n'était beaucoup dans mes cordes ce genre de corvées. Malgré tout, je les faisais sans me poser de question, sans me plaindre. Ca faisait partie de notre travail à tous, c'était notre contribution pour notre terre natale. Bien sûr, certains arrivaient à y échapper, comme par hasard ! Mais grand bien leur fasse, s'ils voulaient faire leur tête de pioche, c'était leur problème.

A l'entente de mon frère, je me redressai en plissant le nez pour l'écouter puis j'ai acquiescé en haussant les épaules.

– Ces machines et plus encore... Ils disent beaucoup de choses, je trouve ! J'ai parfois du mal à croire que cela est bien vrai.

Je m'essuyai le front de ma manche et reniflai sous l'effort avant d'observer les hommes autour de nous, dont certains étaient des Elus. Aussi, je gardai mon timbre de voix à l'unique portée de mes voisins. Je suivis le regard de Balan vers les épis de blé mais rien n'attira mon attention.

– L'autre jour, j'en ai entendu un qui se plaignait de la condition des prêtresses, trouvant scandaleuse notre façon de les traiter.

Soufflant pour retrouver mon air dans une pause de quelques minutes, je grimaçai d'incompréhension et secoua la tête.

– Je comprends pas ce qu'ils veulent dire par là.

Kieran haussa un sourcil et tourna la tête vers son frère, aussi étonné que lui. Il s'essuya le visage dans sa chemise de lin et secoua la tête pour décoller les mèches humides de son front. Heureusement il y avait un petit peu de vent, l'air en devenait un peu plus respirable.

"Est ce qu'ils sont au courant que les femmes sont les véritables maîtresses des lieux et que c'est une femme qui nous tient lieu de chef à tous ? Je suis sûr qu'Eranos rirait bien de savoir cela la prochaine fois qu'Alanna prend une décision qui s'oppose ouvertement à son avis"

Elle eut un léger sourire en coin.

"Il parait qu'ils se marient, qu'ils ont des enfants dans une maison.... Ils sont monogames, comme les cygnes. Comme nos aïeux avant que les brumes se referment. ça n'a rien de très surprenant mais un système en vaut un autre selon moi"

Une jeune novice s'était approchée d'eux, blonde, l'air un peu espiègle et alla jusqu'à Balan pour lui tendre une outre de peau remplie de l'eau du Puits Sacré.

"Tiens, vous devez avoir soif !"

Le regard de la gamine, bien que très jeune ne trompait pas. Kieran eut un sourire amusé et jeta un regard à Lewel comme pour communiquer avec lui sans la parole, le genre de regard qui voulait dire "la petit a le béguin on dirait", le front plissé par l'amusement.

"C'est fou ce que tu as grandi Eilantha"

La jeune fille tourna la tête vers Kieran.

"Et toi tu as vieilli !"

L'effontée. Kieran pouffa de rire.

Balan me fit sourire. Cette candeur qui le caractérisait était assez unique. Il semblait si innocent. Souriant, j'ai tourné la tête vers mon aîné, communiquant la taquinerie à travers son regard. J'aurais tant aimé connaître cette sorte de béguin, pouvoir comprendre ce que les Elus entendaient par là. Aucune femme ne me regardait comme Eilantha admirait Balan. (du moins était-ce ce que je croyais) Je n'étais pas jaloux, juste curieux. C'était une petite maligne qui avait du répondant, à n'en point douter.

Je haussai les épaules, mes poings fermés sur ma faux.

– De plus, je n'ai pas l'impression que les prêtresses s'en plaignent non plus.

J'étais assez d'accord avec Balan, finalement. Tous ces sentiments bizarres, de la monogamie ? A quoi est-ce que ça rimait ? Je n'avais déjà pas le simple désir de retrouver la même femme tous les ans à Beltane alors n'en aimer qu'une ? Moi qui n'en aimait aucune ? Non, à y réfléchir, ces Elus me donnaient trop à penser, quelque chose qui me minait car ils étaient sur le point de changer notre communauté. Je n'arrivais pas à savoir si c'était une bonne ou une mauvaise chose.

– Je pense qu'il est nécessaire de rester prudents. Quoique soient les projets de la Déesse, ils ne sont pas innocents. La grossesse de notre Dame n'est encore qu'un autre exemple... Il y a forcément un destin qui est lié aux Elus, c'est indéniable.

Je me redressai et repris ma faux en main pour donner de nouveaux coups mais la fatigue se faisait sentir. Je n'étais pas un manuel...

– J'imagine que nous devrons également rester patients...

La petite Eilantha n'avait pas râté une miette de la discussion des hommes, allant de l'un à l'autre pour tendre l'outre et leur jetant de temps à autre un regard à la dérobée. Elle ne manquerait pas, sans doute, de raconter tout ce qu'elle aurait entendu aux autres novices, au moins aussi curieuses que le reste de l'île mais souvent écartées des secrets à leur plus grand désespoir.

Kieran, surprenant le regard de la jeune fille, la désigna du nez avec un sourire taquin.

"Et toi qu'est ce que tu en penses ?"

Eilantha sursauta et jeta un regard en coin au gros ours mal léché.

"A propos de quoi ?"
"Ne fais pas l'innocente"

Grillée, Eilantha haussa les épaules avec désinvolture.

"Je ne sais pas trop. Je veux devenir prêtresse moi, mais je sais qu'il y a des novices qui parlent de quitter l'île pour faire d'autres métiers. Ruth voudrait partir parce qu'elle ne veut jamais avoir d'enfant."

A leur âge, certaines étaient plutôt impressionnées à l'idée de s'offrir à un homme inconnu derrière un buisson comme ça, en pleine nuit. Déesse ou pas, lorsqu'on était vierge, on se posait toujours beaucoup de questions.

Kieran ajouta.

"Certains partiront, juste pour avoir le choix."

En dehors de prêtresse et druide, il n'y avait que la mort c'était plutôt réducteur. Kieran poussa la gamine dans le dos maintenant que tout le monde avait bu.

"Retourne à ton travail Eilantha, nous devons avancer le notre"

Pas très contente d'être ainsi renvoyée, la gamine attendit que l'homme ait tourné le dos pour lui tirer la langue et s'en fut en trottinant.
Lorsqu'elle fut assez éloignée, Kieran reprit.

"Balan, toi qui soigne, n'as-tu rien entendu concernant ces Elus qui voudraient s'en aller ?"

Kieran jeta un regard à son frère : tous deux étaient au courant des rumeurs qui circulaient sur l'île. Certains mécontents auraient prévus de s'enfuir coûte que coûte.

Je fronçai les sourcils en me redressant pour regarder Balan et Kieran tour à tour. Ce dont il parlait, je l'entendais mais je ne le comprenais pas. Et quoi ?

– Les Elus peuvent avoir un don de vision ? De Double Vue ?!

Ca, c'était une première nouvelle. Si Balan se disait en avoir trop dit, c'était probablement vrai. Mais aucun de nous n'en entendait suffisamment, à bien y réfléchir. Cette histoire avec ce garçon, je n'en savais rien, qu'en était-il de Kieran ? Probablement pas mieux, il disparaissait régulièrement depuis le rituel et j'entendais beaucoup de rumeurs à son sujet qui impliquait une des prêtresses. Notre ancienne Gardienne de la coupe sacrée, pour être plus précis et voilà qui m'inquiétait beaucoup. Je n'aimais pas beaucoup entendre parler de mon frère ainsi. Me passant une main dans les cheveux pour m'éclairer le visage épuisé, je me tournai vers mon aîné.

– Toi qui passe du temps avec la prêtresse Elwen, n'en t'en a-t-elle pas plus appris ? Elle est une des plus proches de notre Dame d'Avalon et quelque chose me dit que tu es dans ses confidences... Si tu savais quelque chose, tu nous le dirais ?

Entre Balan et Kieran, j'étais de plus en plus inquiet. Nous perdions contrôle sur cette situation imposée par la Déesse. Nous étions supposés recevoir une aide, du secours pour poursuivre notre avenir, en paix. Mais aujourd'hui... Je n'en étais plus très sûr.

Kieran haussa les épaules en guise de réponse. A vrai dire quand il voyait Elwen, ils discutaient peu des Elus et de ce qu'ils pouvaient ou ne pouvaient pas faire. Bien sûr, Elwen se confiait mais c'était toujours en rapport avec elle et ce qu'elle vivait ou ressentait. Kieran ne cherchait pas à en savoir plus long.

"Pourquoi ne pourraient-ils pas avoir de don ? Je ne les crois pas différents de nous. Souviens toi Lewel de l'époque lointaine où l'on allait recruter les druides et les prêtresses dans le monde, lorsqu'on faisait appel à nous parce qu'un enfant ou un adolescent avait des dispositions particulières."

Il tourna instinctivement la tête vers l'endroit où certains Elus travaillaient, plus loin, mélangés à la communauté.

"Peut-être que c'est parce qu'ils sont particuliers que la Déesse les a fait venir jusqu'à nous"

Il acquiesça de la tête en direction de Balan.

"L'enfant est sans doute un prêtre-né, c'est fort précieux"

Il faudrait qu'il en parle à Elwen...

Cette époque dont parlait Kieran, j'avais du mal à songer qu'elle puisse être si proche. A bien y réfléchir, c'était pour moi si loin que je n'avais jamais pensé qu'un jour, nous pourrions connaître de tels changements. Mais visiblement, Kieran et Balan avaient déjà vu plus loin que moi. Un sentiment se frayait un chemin en moi, une drôle de sensation. Pas vraiment un instinct de survie, je n'étais pas sûr d'en posséder un, mais j'avais l'impression que quelque chose était en train de se produire et de changer autour de nous. Notre île était sur le point de changer et je me rendis alors compte que je n'en avais pas envie. Je voulais que tout reste ainsi, comme maintenant. Que nous procédions à nos tâches et nos corvées, nos rituels... n'était-il pas possible de sauver Avalon sans nous peupler d'étrangers imprévisibles qui pouvaient tout chambouler en un don de Double-Vue ?

Sous le regard appuyé de Balan, je fronçai les sourcils. Lisait-il dans mes pensées ? Le jeune druide n'était en rien à laisser au hasard. Il me rappelait Kieran, en plus jeune. Un côté très observateur avec comme un sixième sens pour ce qui l'entourait. Je me sentais si différent de mes deux compagnons... Je me remis à faucher les blés en secouant la tête.

– Je n'arrive pas à y voir un bon présage. Je suis inquiet de ce que la Déesse nous réserve. J'espère sincèrement qu'elle sait ce qu'elle fait.

Il y avait là presque deux opposés : Balan dont la foi en la Déesse semblait sans faille, et Lewel à l'avis plus tempéré qui lui affichait de certains doutes. Kieran avait tendance à pencher du côté de son frère.

"La Déesse est... Une divinité, je suppose donc qu'elle est au dessus des erreurs"

Mais son ton laissait planer le doute. Il jeta un oeil à Lewel, comme pour communiquer sans mot avec lui et lui transmettre son avis tempéré.

"Toujours est-il que le temps du changement est venu, et que moi aussi je dois dire que je suis inquiet. C'est humain après tout de craindre l'inconnu"

Un ange passa et Kieran préféra changer de sujet. A présent qu'ils étaient entre eux, un sourire se dessina lentement.

"A présent que les ventres s'arrondissent... Avez vous engendré cette année ?"

C'était un sujet plus ou moins tabou, mais entre druides ils pouvaient bien en parler et suivre de loin l'évolution de leurs enfants.

[note]Lewel je te laisse libre choix de réponse ![/note]

Spoiler:

Je m'arrêtai de travailler pour me redresser à la question de Kieran. Une chose était certaine : il fit un bide. Si son opinion rejoignait la mienne concernant les Elus, au sujet de certains rites de plaisir, nous étions parfaitement opposés. Je ressentis cette même sorte de malaise chez Balan, ce côté... Pas à l'aise. Je tournai la tête vers lui avec une légère grimace adressée à mon frère et je haussai les épaules. Qu'en savais-je ? J'avais parfois l'impression que c'était même une corvée. C'était agréable, certes mais ma dévotion à la Déesse ne passait pas par là, plutôt par les prières. Les corps de femmes, bien que très beaux, ne m'intéressaient pas plus que ça. Kieran le savait, il pensait même que mes préférences sexuelles allaient... Ailleurs.

Et Balan renvoya la question à mon aîné. C'était de bonne guerre. Kieran n'avait rien à voir avec moi de ce côté là. En fait, j'étais l'intrus des trois frères. Quand Datan avait tenté de me faire offrir mes faveurs à la jeune prêtresse Shara, j'avais simplement regardé ailleurs. En plus de ne pas être un druide très doué, je n'aimais pas beaucoup ça. Nous n'étions pas nombreux sur cette île et... Vous savez, mon frère aîné était sujet à bien des rumeurs négatives, quant à mon frère cadet, il passait plus de temps à faire des bêtises qu'à se faire valoir auprès de ses supérieurs. J'étais donc au milieu à tenter de temporiser ce qui était, depuis longtemps déjà, une guerre entre ma chair et mon sang. C'était peut-être pour cette raison que Beltane, comme n'importe quelle autre fête conduisant aux rites les plus intimes, ne m'intéressait pas plus que ça : mes frères s'y adonnaient déjà bien assez pour moi.

De plus, que voulez-vous que je vous dise ? Quand bien même j'avais prêté attention à la prêtresse à qui je m'étais uni la dernière fois et dans le cas où elle aurait enfanté, qu'aurais-je pu faire ? Je n'étais pas un père, ce mot n'existait même pas réellement. Et je ne ressentais pas plus l'envie de couver un enfant. Encore une fois, c'était le désir de mon frère, pas le mien. Des trois, j'étais probablement le seul à être aussi banal et dénudé de réelle volonté mais j'assurais mon rôle, je faisais l'éponge entre mes deux frères et notre île...

Kieran secoua la tête, ses yeux allant de leur labeur à l'horizon, les sourcils froncés et le front plissé de concentration.

"Pas cette année il me semble..."

Il jeta un oeil à ses deux compagnons avant d'ajouter après une pause.

"J'ai un fils, mais il est encore trop jeune pour le savoir. Sa mère ne lui a rien dit naturellement, mais un jour je lui révélerai"

C'était assez courant, mais toujours officieux. Cela, Kieran aurait aimé que cela change, que le monde extérieur influence le mode de vie de l'île. Il aurait aimé connaître le plaisir de la paternité avouée.

"Je ne sais pas ce qui a changé chez nous, qu'est ce qui, un jour, nous a privé d'une descendance affirmée. La tranquillité de l'île peut-être, le désir d'éviter la création de tensions entre les lignées ou l'individualité, je ne sais pas. Pourtant, nos ancêtres recherchaient et reconnaissaient la filiation par le père. Une fille de Merlin est bien devenue Dame du Lac en l'absence de Dame Morgane..."

Il soupira.

Je tournai le regard à nouveau vers Balan. J'ignorai pour lui mais en ce qui me concernait, savoir si j'avais procréé ou non était le cadet de mes soucis pour ne pas dire que je ne préférais pas savoir. Je n'étais pas très à l'aise avec les enfants alors j'avais du mal à m'imaginer si j'en avais un à moi. J'étais tant dévoué à Avalon que je n'y prêtais presque jamais attention. Je haussai un sourcil à Balan alors que Kieran se faisait nostalgique ou incompris. Etait-il en train de dire qu'il voulait être un père ? Un vrai, avec une femme, comme les romains à l'époque, avant l'indépendance d'Avalon ? A dire vrai, faire comme les romains, ceux-là même qui avaient saccagé notre île et violé nos femmes, ce n'était pas du tout ce que j'envisageais pour ma carrière. Une carrière, j'en avais déjà une et elle m'allait très bien. Je pouvais me montrer ouvert d'esprit mais je n'étais pas très romantique ni même aventurier et encore moins imaginatif. Pourquoi Kieran voulait-il un jour révéler à un druide qu'il était son père ? Je haussai les épaules sans comprendre. Je ne m'étais jamais posé la question sur qui était notre père et pour dire la vérité, cette information ne m'avait jamais parue d'un intérêt particulier.

– Tu as toujours été un druide qui réfléchissait trop, Kieran.

Et je me remis au travail, subissant les affres d'une pause trop longue. Mes doigts commencèrent à me faire un mal de chien et j'avais chaud. Je n'en montrai rien mais quelque chose me disait que la prêtresse Elwen lui retournait encore plus le cerveau qu'il ne l'avait déjà. Je n'aimais pas vraiment ça. Fauchant les blés de manière plus énergique, il sembla que pour une fois, je m'animai d'une certaine colère sourde.

– Je n'aime pas beaucoup ce qui est en train de se produire sur notre île. Nous avons demandé de l'aide mais je n'aime pas beaucoup les changements que la Déesse nous impose, petit à petit.

Malgré la foi que je lui nourrissais en Elle, j'émettais encore beaucoup de doutes sur les Elus.

Le silence de Lewel avait été plus que parlant tout comme le trop grand enthousiasme de Kieran. Nous n’étions pas des pères et ne le serions jamais, tout simplement parce que ce n’était pas dans nos attributions ni dans nos compétences. Un homme n’avait pas besoins d’être un père pour être un homme voilà tout. C’est ce que je pensais pour l’heure. Et puis après quoi, qu’est ce que cela changerait pour l’enfant qui connaîtrait son père ? Levant un œil sur Kieran puis sur Lewel, je finis par reprendre ma faux pour retourner à notre labeur. Nous n’avions que trop bavardé et la discussion commençait à glisser dangereusement vers des sujets de plus en plus à la limite de notre fois. Moi, c’était surtout cela qui m’inquiétait. Si j’avais toujours cherché des réponses à tout ce que je voyais, la déesse était toujours restait au dessus de tous mes questionnements intérieurs. Parce que si l’on en venait à se poser des questions sur elle, nous pouvions remettre en cause tout notre système de pensée et avec lui toute la hiérarchie et l’ordre établi de notre île.

- Et après Kieran ? Que lui apprendras-tu ? Que le fait de le voir et lui parler est mal mais répond à ton désir égoïste d’être reconnu auprès de quelqu’un ? Tu l’étrennerais de ce fait sur le même chemin que toi et l’écarterais un peu plus de la communauté. Tu l’inciterais au mensonge et à la dissimulation. Tu le couperais de tous nos enseignements… A tu sérieusement réfléchis à tout ça ?

J’avais parlé tout en maniant mon outil, comme si au fond il avait plus s’agit d’une pensée exprimée à voix haute plutôt que d’une réelle conversation. Je ne voulais pas fâcher Kieran mais je me demandais parfois s’il avait véritablement réfléchis aux tenants et aux aboutissants de ses actes. Qu’il se mette à contre courant des autres ne regardait que lui, mais mêler à enfant à ses caprices, c’était un peu l’entraîner dans son isolement. Les choses pouvaient certes changer et évoluer, mais s’il n’y prenait garde, peut-être que cet enfant finirait par le détester de l’avoir conduit ainsi sur la pente dangereuse des faux semblants et des rêves interdits. Pour ma part, je n’avais pas d’enfant et cela ne m’atteignait guère. Parce qu’il y avait quelque chose de bien plus profond derrière cela. Des choses que je ne comprenais pas encore. Comme si la conversation sur laquelle nous avait emmené Kieran déplaisait à Lewel, ce dernier retourna à un sujet non moins houleux. Frappant plus fort de ma faux comme si cela pouvait chasser mon agacement, je m’obstinais à garder le regard baissé pour ne pas me concentrer totalement sur mes deux camarades. Je ne me mettais jamais en colère mais parfois j’étais tout de même irrité. Et toute cette histoire m’irritait franchement à présent.

- Alors quoi ?

Je mettais soudain arrêté. Me redressant, je scrutais tour à tour Kieran et Lewel.

- A l’heure d’aujourd’hui nous n’avons plus de solutions que la survie ou le dépérissement. Alors en fonction de quoi devons nous choisir ? La peur de voir les choses changer ou le désir suprême que l’ordre établi soit modifié ? Depuis quand avons-nous reçu le droit de choisir pour le reste de la communauté ?

Il n’y avait pas une once d’animosité dans mes propos. Une fois de plus je ne cherchais pas la querelle, mais est ce que mes camarades se posaient-ils seulement les bonnes questions ? Pourquoi continuer de telles élucubrations alors qu’il ne nous appartenait pas de décider pour l’avenir d’Avalon.

Sur le même ton et sans une expression plus haute que celles qu'il avait affiché jusqu'à présent, ses yeux continuant à fixer droit devant lui et les yeux plissés, Kieran s'exprima.

"Je crois en la transmission d'un homme à l'enfant qu'il a engendré. Je crois qu'un enfant, surtout mâle, a besoin de savoir qu'un mâle a eu un rôle dans son existence même si cela n'a duré qu'une nuit. Ces enfants que nous offrons au monde peuvent avoir nos traits, nos expressions, nos travers. Ils peuvent s'étonner de dons ou de défauts que leur mère ne possède pas, ou bien se poser des questions que leur mère ne saura pas satisfaire. Je suis un druide, un membre de cette communauté, mais je suis aussi un individu, Kieran, tel que ma mère a choisi de me nommer. Je suis brun, j'ai les lèvres charnues pour un homme. Un jour, Gwidel pourra peut-être s'interroger et je veux être là. Et en cela je ne mets pas en danger la communauté, j'aide à son équilibre"

A présent, il se mura dans le mutisme et se pencha sur son ouvrage sans plus décrocher un mot. Ce n'était pas pour rien qu'Elwen le surnommait "l'Ours". De toutes façons il avait assez parlé pour le reste de la décade.

Je comprenais bien les possibilités que pouvait envisager Kieran, mais dans notre monde, dans notre culture cela n’avait aucun sens. S’il prenait véritablement contact avec ce garçon, que penseraient les autres de lui ? Serait-il exclu à cause du lien de paternité que lui aura imposé son père ? Ou bien cela ferait-il lentement bouger les choses ? Je devais bien avouer que mon statue d’observateur me donnait l’avantage de la neutralité et que j’étais donc exclu de toute attache sentimentale au sujet. Kieran ne faisait que ce qu’il voulait de toute manière, il ne servait à rien de perdre plus de temps. Décidant de ne pas poursuivre plus loin la conversation, je retournais moi-même à mon fauchage. Nous n’avions que trop trainer et la reprise de l’exercice me sembla rude soudain. Ignorant la lassitude de mon corps, je fermais plus fort les doigts sur le manche de la faux afin de bien assurer ma prise. Lentement, puis de plus en plus amples et rapide, mes gestes reprirent leurs fluidités et leurs efficacités. La journée serait encore longue, ils devraient tenir bon dans leur tâche tout les trois.

Que font trois hommes peu loquaces quand ils ont fait le tour d'un sujet ? Ils retournent à leur silence. Et je ne manquai pas à la règle. Pour ainsi dire, je n'avais rien à ajouter. Je n'étais pas d'accord avec lui, il le savait, de toute façon. Inspirant profondément, je me remis au travail.

Cette conversation resta dans ma tête et rythma ma faux. Je n'avais pas eu de père, je me voyais même pas le devenir mais Kieran semait le doute parmi nous et quelque chose me dit que ce n'était pas de bonne augure.

La journée se terminerait comme elle a commencé : Kieran commençait à sentir la morsure de l'outil sur la peau de ses mains. Ils auraient sans doute des ampoules et les guérisseurs devraient leur soigner les mains comme tous les ans à cette époque. Mais Kieran préférait cela à l'inactivité qui laissait trop de place à la réflexion.

Non, vraiment il n'était pas comme les autres druides. Tout comme Balan était différent à sa manière, ou Lewel son frère et pourtant si différent de lui. La suite des événements leur révélerait s'il avait raison de s'entêter dans une voie marginale.

CLOS !