La journée avait été éprouvante tant nerveusement que physiquement. Depuis l'aube, Kieran officiait avec les druides sur le versant est du Tor, apportant offrandes et louanges au Dieu éclatant représenté par le soleil. Lorsqu'il avait cessé de chanter, sa voix était rauque et légèrement éraillée. Ses pas l'avaient naturellement conduit du chemin de procession vers le verger de pommiers aux feuilles roussissant dans l'air léger de cette fin de journée d'automne. Les feuilles mortes craquaient sous ses pas et il laissa son regard dériver d'un arbre à l'autre sur les fruits mûrs pas encore récoltés.

D'ailleurs la voix des femmes à la récolte lui parvenait, ténues et scintillantes comme une corde fine d'une harpe bien accordée. Il sourit malgré lui. Il savait qu'il aurait dû rebrousser chemin et se rendre à la demeure des druides afin de participer aux tâches de sa propre communauté. Sans raison officielle, sa présence n'était pas permise. On craignait trop que les pulsions humaines ne détournent hommes et femmes de leur chaste voeu. Il aurait aimé se laisser aller là, dans l'herbe, empli de l'odeur acidulée des pommiers. Beltane lui semblait déjà lointain et le fait de n'être que le réceptacle d'une force divine supérieure à sa propre conscience n'était pas pour arranger les choses. Il lui arrivait parfois de vouloir... aimer, tout simplement.

C'est ainsi perdu dans ses pensées, les yeux rivés vers la cime des arbres, les doigts occupés à faire tourner une feuille d'un rouge éclatant que Kieran se laissa tomber sur l'herbe. Tant pis ils le chercheraient, ce ne serait pas la première fois.

Elwen aimait à se promener durant les récoltes. C'était de ces moments où elle pouvait s'occuper des plus jeunes, promises à la prêtrise, les seules avec qui elle se sentait à peu près bien. Ces jeunes filles lui apportaient de la fraîcheur. Bien que les épreuves de Gardienne ait affamé et amaigri Elwen, au fil des mois, elle avait su retrouver des formes généreuses, dignes d'une femme qu'elle devenait petit à petit sans s'en rendre compte.

Se promenant dans les rangées de pommiers, un panier en osier sous le bras, quelques perles de sueur sur le front, une jeune enfant vint lui tirer les pans de la robe.

_ Prêtresse Elwen !

N'appréciant que peu d'être stoppée durant son labeur alors qu'il y avait encore tant de choses à faire, la jeune femme soupira avant d'offrir un grand sourire la tête blonde. Mais elle fronça les sourcils alors que l'enfant semblait paniquée. Se faisant tirer par la main, Elwen la suivit, le panier au creux de son coude alors qu'elle tentait de retenir sa coiffe. Elle eut beau demander ce qui se passait, la petite fille tirait bien plus fort qu'il n'y paraissait. A la lisière des pommiers, elle écarta des feuilles pour montrer l'étendue d'arbres ainsi que le vieux pommier épais sous lequel s'était réfugié un homme.

_ Ne vas-tu pas enfin me dire ce qu'il se passe ?

Râlant en enlevant sa coiffe qui lui avait porté ses cheveux en bataille, Elwen finit par relever les yeux dans la direction que pointait la jeune fille et subitement, son teint devint blafard. Jetant sa coiffe dans le panier, elle se racla la gorge et poussa la petite dans le dos.

_ Mais !

_ Il n'y a pas de mais, retourne travailler !

La suivant, Elwen allait s'éloigner sans se retourner quand la curiosité prit le dessus et qu'elle s'arrêta pour s'accroupir derrière le tronc d'un pommier pour y observer l'homme assit à quelques mètres de là. Qu'elle se souvienne, aucun homme n'était supposé venir ici, encore moins un druide ! Sa robe pourpre étalée dans la terre à laquelle elle ne faisait aucunement attention, elle s'accrocha à l'écorce rassurante et passa les yeux afin de l'observer, se demandant ce qu'il pouvait bien faire ici.

Le voix féminines des toute jeunes filles qui lui parvenaient le firent encore sourire. Il ne cherchait pas à comprendre ce qu'elles disaient ou chantaient. Il aimait leur insouciance et leur légèreté. Il aurait aimé avoir une petite soeur. Oh bien entendu il adorait ses frères mais ils n'avaient pas la délicatesse, la candeur d'une petite fille. Lewel avait cinq ans de moins que lui et faisait un barde exceptionnel. Quant à Datan, à 24 ans et beau et viril comme la représentation du Dieu Cornu, l'avenir semblait lui ouvrir largement les bras.

Il avait peut-être lui-même des enfants, il n'avait jamais osé demander. Il s'était uni durant de nombreux Beltane à des prêtresses venues représenter la Déesse dans ses bras. Mais il n'avait jamais trouvé d'amante régulière à retrouver à chaque célébration. C'était d'ailleurs la saison où les ventres s'arrondissaient, où les visages prenaient l'éclat de la maternité à venir. Comme tous les ans, il guetterait celles qu'il avait aimé un bref instant sans avoir jamais le droit de chérir un enfant.

Kieran se saisit d'un rameau et dessina dans la terre retournée le signe sacré de l'infini lorsqu'un bruissement de branche le fit tendre l'oreille et redresser la tête, les yeux plissés d'attention. Mais ne voyant rien bouger il se replongea entièrement dans la contemplation des arbres bruissant sous la brise.

Une petite tête enfin émergea d'un buisson pour trottiner vers lui, le forçant à se redresser de curiosité.

"Qu'est ce que tu fais là ?"

Il s'agissait d'un petit garçon aux yeux clairs n'ayant pas encore commencé son noviciat, jouant sans doute dans le verger en compagnie d'autres enfants. ([Vous devez être inscrit et connecté pour voir ce lien]) Kieran lui sourit et replia les jambes pour venir y appuyer les bras dans un soupir amusé.

"Je me repose. Et toi ?"

Le garçonnet haussa les épaules et shoota dans une feuille morte.

"Je m'amuse ! Ma soeur Benedig doit ramasser les pommes et on ne veut pas que je reste tout seul. Comment tu t'appelles ?"

Kieran sourit plus largement et prit deux belles feuilles allongées pour les tisser l'une à l'autre.

"On m'appelle Kieran."

"Moi c'est Edric ! Ma mère est Nian"

Kieran prit la petite main de l'enfant pour y déposer le tressage particulier avec un sourire énigmatique.

"Tu devrais retourner auprès de ta soeur, Edric fils de Nian, ou elle te savonnera très fort les oreilles pour te punir d'avoir disparu"

Et à ces mots la voix d'une préadolescente se fit entendre, criant le nom de l'enfant disparu avec une pointe d'anxiété et surtout beaucoup d'exaspération. Ouvrant de grands yeux, il glissa le tressage dans la petite bourse de cuir qu'il portait en bandoulière autour du cou et disparut sans demander son reste. Kieran rit encore de cette touchante apparition avant de replonger dans ses pensées.

Elwen avait suivit l'échange avec des yeux ronds. Qu'il était gonflé d'oser venir jusqu'ici, parler aux enfants. Si on le trouvait... Entendant Edric se faire appeler par une autre prêtresse de surveillance, Elwen sursauta de peur qu'on la trouve ici en train d'épier un homme tel que lui à un âge pareil. Si encore elle n'avait fait que surveiller un jeune garçon... Une autre petite fille, un peu plus âgée vint et prit le bras de la prêtresse qui se mit à froncer les sourcils.

_ Qu'est-ce que tu fais !

_ Chut, laisse-moi ! Je... Je m'assure que tout est en sécurité autour du verger ! Et tout va bien, d'ailleurs.

Elwen se redressa et lissa les pans de sa robe avant de hausser les sourcils.

_ J'ai cru voir un animal blessé. Ca porte malheur, tu le savais ?

La jeune fille pencha la tête pour voir le druide adossé à l'arbre et elle ne parti aucunement convaincue. Aussi, elle secoua la tête et repartit travailler d'un pas léger. La prêtresse la regarda s'éloigner en levant le menton, inspirant profondément. Une fois que plus personne ne faisait attention à elle, elle regarda à nouveau Kieran. L'instant qu'elle venait de saisir avait ravivé tous ses souvenirs du pourquoi elle en était là aujourd'hui et un moment de tristesse la prit. Regardant à nouveau le verger et les enfants affairés. Elle aussi aurait aimé que l'un d'eux soit d'elle. Le sien. Le sien qu'elle aurait eu grâce à celui qu'elle aimait. Plus que n'importe qui au monde, elle détestait les feux de Beltane, elle les trouvait cruels, égoïstes ! Elle déglutit et inspira profondément avant de regarder le druide toujours affalé dans l'herbe, contre le pommier.

Elle souffla un bon coup, la nervosité autant que la peur l'envahissant petit à petit, et elle releva sa jupe entre ses doigts pour avancer, écartant une branche de pommier et se baissant pour passer. D'un pas décidé, elle s'approcha de Kieran avec un visage expressif qui se voulait peu avenant.

_ Tu n'as rien à faire ici !

Elle fit le tour de l'arbre, cherchant des affaires à lui pour le lui rendre mais voyant qu'il était démuni comme un ver, elle revint lui faire face, lâchant sa robe pour croiser les bras.

_ Tu sais ce qu'on dirait et ce qu'on te ferait si on te trouvait là ! Tu dois t'en aller, maintenant.

Et elle se pencha pour lui prendre le bras et le relever. Déjà qu'elle n'était pas grande, ni maigre mais en prime, en guise de force, elle valait zéro !

_ Tu n'aurais jamais dû venir ici...

La familiarité qu'elle opérait avec lui pouvait être désarmante pour les autres mais pour elle, tout n'était que plus naturel comparé aux tambours qui animaient les battements de son coeur et le rouge sur ses joues plus que déraisonnable.

Kieran la voyant venir et l'apostropher haussa les sourcils de surprise alors qu'elle lui saisissait le bras pour le faire relever. Il ne tenta pas de se dégager ni même d'aller dans son sens. En fait, il se contenta de s'asseoir plus convenablement sans la quitter des yeux, une expression indéfinissable sur le visage.

"Ce qu'on me dirait ? Sans doute que je n'ai rien à faire là. Mais jusqu'à présent ils n'avaient rien à me reprocher ou à imaginer puisque j'étais seul"

Une lueur d'amusement se dessina dans son regard alors qu'il lui adressait le salut destiné aux initiés des Mystères, avec un respect à la limite de la provocation.

"Bien le bonsoir Elwen, Vierge sacrée d'Avalon, Maîtresse de la Coupe"

Bien entendu, il connaissait son nom. Sa position la plaçait au premier plan de nombreuses cérémonies et si on évitait la promiscuité des druides et des prêtresses, ils partageaient de nombreux repas et veillées de fête durant l'année où amitiés et complicités se tissaient. On la craignait souvent, certains la surnommaient Elwen la Rouge, d'autres Elwen... la Vierge. Mais personne n'osait se moquer ouvertement de la Gardienne du Graal ayant si souvent représenté le premier visage de la déesse, tout de blanc vêtue durant les cérémonies et les entretiens officiels.
Il n'avait pourtant jamais eu le loisir d'observer son visage, souvent dissimulé sous un voile ou trop éloigné pour lui apparaître clairement. En général lorsque la nécessité les unissaient, la concentration était bien trop intense pour leur laisser le temps de la distraction.

Son visage parut en feu le temps de la réaction. Elle eut énormément de mal à concevoir qu'il ait pu lui dire une chose pareille. Les yeux ronds et interdite, il lui fallut de longues secondes pour se ressaisir et alors elle lui reprit le bras pour le forcer à se lever.

_ Je t'interdis de t'adresser à moi sur ce ton.

Elle releva la tête vers lui, pleine de défis.

_ Pour commencer !

Prenant appui sur ses deux pieds, elle tendit les bras pour essayer de le lever de toutes ses forces, prenant un visage concentré par l'effort, lui offrant sa plus belle gorge en se penchant.

_ De plus, je t'interdis de te moquer et je te demanderais à l'avenir, de me respecter plus que ça !

Finalement, elle se redressa et poussa un profond soupir. S'il savait à quel point être là, face à lui et lui parler l'anéantissait, peut-être agirait-il différemment. Elle le cachait bien à présent mais rien n'était plus dur, pas moins que ses épreuves de Gardienne qu'elle avait enduré pendant deux longues années qui lui en avait semblé plus encore.

_ Ca t'ennuierait de partir, maintenant ? Ce n'est pas pour rien qu'on interdit aux druides de venir ici. Il y a des enfants et je t'ai vu donner quelque chose à un petit garçon. Je veux savoir ce que c'est !

Elle croisa les bras et haussa les sourcils.

Pris de pitié et tiraillé par la curiosité de sa pruderie affichée, Kieran consentit à se mettre debout, tirant alors sur son bras pour le récupérer, sans brusquerie mais avec une fermeté qui allait sans doute balader la jeune femme si elle ne se décidait pas à lâcher d'elle même.

"Les pommes de ce verger n'agrémentent-elles pas mes repas comme elles le font des tiens ? Et ne partageons nous pas le cidre qu'elles produisent une fois dans l'année lorsque nos lèvres s'unissent à la même coupe avant que l'ivresse ne vienne altérer nos sens ?"

Sauf pour elle et il le savait très bien. En temps que Gardienne du Graal la seule boisson qui lui était autorisée était l'eau du puits sacré et elle n'avais jamais droit aux repas de fête. Aucune viande ne devait franchir le seuil de ses lèvres, aucune douceur au miel dont les enfants raffolaient.

Il se pencha pour ramasser de nouveau deux feuilles plates et fines qu'il se mit à tresser, ses mains larges et calleuses n'ayant rien perdu de leur grande dextérité.

"Et le toit de ta demeure, prêtresse, n'a t-il pas été bâti par les mêmes mains que le mien ?"

Il lui prit la main sans douceur pour y déposer le tressage avant de se reculer d'un pas.

"Tout comme toi j'ai été enfant et j'ai joué dans ce verger. Et ce garçonnet nous rejoindra bientôt tout comme toi aussi tu as quitté l’insouciance pour offrir ta vie à la Grande Déesse. Ne conduit donc pas comme la Vieille-Femme-la-Mort, aigrie avant l'âge. Je n'ai aucune mauvaise intention."

Traditionnellement le ramassage des pommes était une tâche féminine, tout comme leur pressage était celle des hommes. Kieran tira sur une pomme pour la séparer de l'arbre et la rompit à mains nus avant de la porter à ses lèvres.

Elle l'avait écouté avec un intérêt plus important qu'elle voulait bien le montrer. Elle le détestait d'ailleurs pour ça. Qu'il la prenne de haut, elle, alors qu'il venait juste de dire qu'on la craignait. En même temps, elle était fière que ce ne soit pas son cas à lui. Au moins ne l'effrayait-il pas, c'était déjà ça. "Elwen la Vierge", crainte parce que ses choix étaient différents des autres. Parce qu'elle avait décidé que l'avenir du monde était plus important que la perte des sens et les... buissons. Son visage s'était alors adoucit en l'écoutant parler. Jamais n'avaient-ils partagé si long moment et elle en serra les dents sans s'en rendre compte, le sang battant à ses tempes.

Aussi bien que lorsqu'il lui prit la main, elle ne put se retenir de sursauter en laissant s'échapper un léger cri de surprise, les yeux rivés dans sa main. Vierge effarouchée ? Si seulement ce n'était que ça. Regardant le tressage au creux de sa paume, il lui apparut comme le plus beau cadeau qu'on lui ait jamais fait jusqu'alors. Et son rougissement s'accentua alors, provoquant chez elle un balbutiement dont elle n'était pas fière. Elle récupéra sa main avec presque autant de fermeté que lui précédemment. Elle avait lutté si dur jusque là et à chaque fois, il trouvait le moyen de la faire basculer. En était-il même conscient ?

Une seule solution, alors... Le rejet. Elle plissa les sourcils, prenant un air autoritaire.

_ Je ne suis pas comme toi. Je ne l'ai jamais été et ne le serai jamais. Vois-tu, pour ma part, j'ai du respect pour moi-même mais également pour les autres. Tu ne pourras jamais en dire autant.

Ce sur quoi elle ramassa sa robe, leva le menton de fierté et tourna les talons ! Bien entendu, elle n'avait fait que référence à Beltane et uniquement Beltane. Pour le reste, elle n'avait jamais deviné personne plus proche d'elle. A force de l'observer, elle avait eu l'impression de s'observer elle-même. Le provoquer n'était sûrement pas une bonne idée. Mais ça lui faisait du bien de dire ce qu'elle pensait de lui, même s'il n'en connaîtrait jamais la raison initiale !

Mais pour Kieran, cette boutade concernant le respect n'avait rien de comparable à Beltane. Ne leur avait-on pas toujours enseigné que le rite de Beltane était aussi naturel que le cycle des saisons, aussi nécessaire à la survie d'Avalon que la culture des blés et plus qu'honorable puisque une fois par an ils célébraient l'union du Dieu et de la Déesse en quittant leur identité charnelle pour ne plus être que le réceptacle de forces divines ? Que les enfants nés de ce rite étaient bénis et précieux ? Bien entendu leur vie et celle des autres dans leur individualité n'avait pas grande valeur, puisque seule la communauté et la religion devait être magnifiée.

Tout cela pour dire qu'il ne comprit aucunement la référence.

"Tu as prêté le serment de considérer chaque femme comme une mère, une fille ou une soeur, j'ai prêté le même serment que toi pour mes compagnons. La prêtresse est la nuit suivant le jour béni du druide. Et comme toi je me soumets aux décisions de la Dame."

Il s'inclina légèrement.

"Au revoir prêtresse."

Puis tourna les talons tranquillement en reprenant la dégustation de sa pomme. Il n'avait pas l'air de vouloir quitter le verger pour autant. Il semblait plutôt chercher un coin plus tranquille pour poursuivre sa méditation. Et il n'avait bien entendu aucune idée des troubles qu'il déclenchait chez la jeune femme. Si elle avait passé beaucoup de temps à l'observer lui ne savait rien d'elle à part son nom et son titre.

De nombreux druides et prêtresses conversaient tranquillement et se promenaient parfois ensemble. Sauf bien entendu lorsque leur préparation personnelle leur interdisait ou lorsqu'ils avaient des tâches à accomplir. L'ancienne religion n'était pas entachée comme le christianisme de cette obsession du péché et de la faute.

C'était comme un couteau dans le coeur et elle dut y faire face de toute sa dignité, ce qui n'avait rien d'aisé, bien entendu. Finalement, elle se retourna pour le héler de là où elle était.

_ Et je m'appelle Elwen ! El-wen ! Pas... Prêtresse ou... La Vierge comme tu aimes si bien m'appeler ! Que je sache, je ne t'apostrophe pas d'un...

Elle leva une main maladroite et s'agita bizarrement.

_ Hey Druide !

De plus, il ne semblait pas vouloir partir. Aussi, le tressage toujours dans ses mains qui tenaient sa robe, elle revint vers lui d'un pas toujours aussi décidé. Elle n'avait aucunement envie de le laisser. Après tout, c'était la conversation la plus personnelle et intime qu'elle eut jamais entretenue avec lui.

_ Tu ne comptes as partir ?

Plus un ordre caché qu'une question de curiosité et elle finit sa phrase en haussant les sourcils de défi.

_ ... Druide ?

Ses gestes étaient nerveux. D'autant plus lorsqu'elle entendit appeler son nom non loin. Prise d'une panique d'être vue avec ce druide-là (plus qu'avec n'importe lequel), elle se posta derrière le tronc de l'arbre en resserrant les pans de sa robe pour qu'ils ne dépassent pas. Tournant la tête, elle prit un ton accusateur.

_ Tu ne devrais pas rester ici, tu risques des ennuis et moi aussi si tu ne m'obéis pas ! Contrairement à ce que tu peux penser, la Dame ne me porte pas dans son coeur autant que toi et tes...

Elle leva les mains en forme de guillemets avec un ton dédaigneux.

_ ... Compagnons !

Dos à elle, il sourit légèrement sans tourner la tête, de plus en plus amusé par son comportement déroutant. Il n'avait jamais vu aucune prêtresse se comporter de la sorte. Certaines seraient venues discuter, d'autres l'auraient simplement ignoré. Après tout ce n'était pas comme si on ne connaissait pas sa tendance au vagabondage.

"Si tu cesses de pester comme un putois dérangé, je pense que personne ne viendra nous dire quoi que ce soit. Elwen."

Il tourna la tête sans se mettre face à elle, juste pour pouvoir lui jeter un regard éloquent alors qu'elle disparaissait se cacher derrière un tronc.

"De quoi as-tu tant peur ? Ne crois-tu pas que la Dame sait voir au delà des mots ? Et Eranos mon maître est un sage qui a bien d'autres choses à faire que de s'offusquer de voir une prêtresse et un druide discuter sous un pommier"

Qu'apprenait-on à ces jeunes filles pour qu'elles se sentent si désemparées en présence d'un homme ? Comme elles devaient être perdues lorsque la Dame décidait qu'il était temps de choisir une Vierge et de l'offrir froidement lors d'un rituel. On racontait que certaines étaient retrouvées noyées. Cette pensée lui fit perdre son sourire.

"Eranos est le père de la Dame, qui résiste mal au charme du barde..."

Il pinça les lèvres. Tout le monde savait ce qui se disait tout bas. Les deux enfants que la Dame du Lac avait mis au monde ne ressemblaient que trop à leur père.
Il se tut lorsque les voix féminines se firent de nouveau entendre.

"Tu devrais peut-être retourner auprès d'elles, Elwen."

Elle ferma les yeux en l'entendant prononcer son prénom. C'était sa voix. La manière dont il le disait, sa tête était prise d'une migraine. Et si on apprenait ses sentiments ? Elle avait prononcé ses voeux, elle était à jamais perdue pour lui. En rouvrant les yeux, profitant qu'il ne puisse pas la voir cachée ainsi derrière l'arbre, elle porta ses doigts à son nez pour se les passer légèrement sur ses lèvres. D'ailleurs, elle songea qu'aucun homme ne serait autorisé à les franchir, lui encore moins. Cette pensée la déchirait de l'intérieur et rien ni personne ni aucun mot ne pourrait l'adoucir et la réconforter. Baissant la tête, elle garda le silence d'un air morne alors qu'on l'appelait à nouveau.

_ Et moi je suis fille de la prêtresse Elifar, petite fille de la prêtresse Ysenda. Mais qui sait qui est mon père ? Connaîtrais-je un jour son nom ? Son visage ? Ou la joie de l'entendre prononcer mon nom comme tu viens de le faire ? Celui qui m'a été donné à ma naissance, non pas celui que l'on me donne aujourd'hui par crainte ou par respect forcé parce que j'ai combattu mille feux pour un idéal que je suis seule à comprendre ?

Elle laissa planer un silence et s'humecta les lèvres en resserrant le tressage dan le creux de sa paume.

_ N'es-tu pas père ? Comment le saurais-tu, après tout ? Avec tous ces corps féminins offerts à tes bras, seras-tu jamais conscient un jour que l'une de ces femmes aient enfanté de toi ? Et si c'était le cas, que deviendrais-tu ? A moins d'être plus indifférent encore que la Déesse face à mon destin, pourrais-tu regarder ta chair et ton sang cueillir les pommes de ce verger sans jamais avoir le droit de le reconnaître tel ton fils ? Ou ta fille ? N'as-tu jamais imaginé les prénoms que tu leurs donnerais ou les cadeaux de feuillage et de cuir que tu leur offrirais ? Ne t'es-tu jamais demandé quel sentiment ressortirait de porter ton enfant vers le ciel, dans tes bras, savourant le rire qui en résulterait, car toi seul serait témoin d'un instant si parfait ? Si idéal ? Tu te résignes car tu sais que jamais tu n'auras la possibilité de ressentir cela.

Finalement, elle sortit de sa cachette et vint lui refaire face, n'écoutant plus la voix autoritaire la sonner et elle leva à nouveau le menton, quelque peu acerbe mais sûrement plus résignée que lui encore.

_ Je suis ce que je suis car je refuse de perdre ce que je pourrais gagner simplement grâce à des flammes que l'on m'aura imposées. Tu en as décidé ainsi. Pas moi.

Elle acquiesça finalement en relevant légèrement sa robe.

_ En ça... Nous sommes plus que différents. Et en ça... Tu ne devrais pas rester ici. Tu te fais du mal. Je t'ai vu avec cet enfant... Pars. C'est mieux pour toi. Je suis Elwen La Rouge. Celle dont le sang a coulé plus que n'importe quelle autre prêtresse. Elwen La Vierge, celle qui refuse la chair pour servir la Déesse et Avalon. Mais je reste toujours... Elwen. Une Elwen comme n'importe laquelle qui pourrait un jour être ta fille sans que tu le saches. Et ce jour-là ? Peut-être qu'aucun titre ne serait suffisant pour nommer ta chair et ton sang, celle qui t'appartient. Je suis Elwen La Fille mais de qui ? Tu me vois prêtresse, tu me vois gardienne, tu me vois porter un titre et un nom mais tu ne vois pas ce qu'il y a de plus important.

Elle alla pour tourner les talons et le regarda par dessus son épaule.

_ La Dame ne saurait voir par-delà mes mots. Personne ne le pourrait. Ni toi, ni mes mères, ni mes soeurs... C'est pour ça qu'aujourd'hui je suis Elwen La Rouge, Prêtresse Gardienne.

Elle avait parlé sur un ton décisif, incisif, et pauvre. Elle n'avait sûrement pas voulu lui parler ainsi mais elle portait ces mots sur le coeur depuis longtemps et de lui plus que de n'importe qui, sa verbe lui était blessante sans qu'il en soit même conscient.

Kieran ne tourna pas les yeux vers elle, il ne chercha pas à lui faire face ni même à s'approcher. Il l'avait écouté simplement, certaines de ses paroles faisant écho à ses propres réflexions, ses propres souffrances. Le plaisir d'avoir une descendance, celui d'aimer, celui de vivre pour soi... Le genre de choses que tous les habitants d'Avalon n'avaient jamais eu la chance de connaître. Il soupira et s'humidifia les lèvres en déglutissant.

"Je suis druide, je suis prêtre, servant le Dieu bienveillant, celui de la Mort et de la Vie, le Dieu de la moisson, de l'abondance et de la lumière, le Dieu de la nature et de la sexualité, le Dieu du Chêne et du Houx, celui qui porte les bois du Roi à la fin de l'été. Je suis le réceptacle d'une âme éternelle, je suis le Gardien de l'Ancienne Sagesse. Je suis ton père, ton frère, ton amant. Je suis ton fils, celui de tes enfants. Je ne suis rien que le réservoir du Pouvoir, la bouche qui prononce les mots."

Il fit une pause en redressant plus la tête, sa pomme d’Adam glissant le long de sa gorge alors qu'il inspirait calmement.

"Ton ascension est Mon déclin. Tout ce que tu perdras m'appartient. Toujours languissant, éternels revenants, dans la Grande Danse nous ne faisons qu'Un."

Les paroles sacrées du rituel de Samhain avaient été prononcées dans un souffle. Elles étaient normalement prononcées par la Dame et le représentant du Dieu Cornu, le Roi de l'Automne Choisi par le Dieu lui-même avant la fête.
Mais elles prenaient ici tout leur sens.

"Je ne suis rien. Je n'ai pas la prétention de vouloir devenir ce que je ne suis pas. L'argile n'ordonne pas au potier façonne-moi. Il ne décide pas d'être une jarre plutôt qu'un pot. Je suis la semence de la terre, plantée dans le sol fertile d'Avalon. Je suis le semeur, je suis l'instrument. Qui suis-je pour réclamer la reconnaissance d'enfants de la Déesse, nés à travers moi et non de moi. Je ne suis pas, je ne choisis pas. Ma vie est une offrande"

Il tourna la tête légèrement vers elle pour la transpercer d'un regard.

"Ne me juge pas, et ne te crois pas maîtresse de toi-même car tu risques d'être déçue. La Dame elle-même n'est que l'instrument de la Déesse et se plie à ses desseins. Ma mère est morte en offrant la vie, le corps de tes soeurs s'alourdissent de leur future maternité. Nous ne sommes rien, seule Avalon compte. Chaque homme possède sa propre vérité et le Grand Initiateur se trouve dans chacune d'entre elles. Ainsi, la Vérité elle-même oscille-t-elle entre la route du monde du dehors et celle d'Avalon."

Il désigna du doigt les brumes lointaines, les yeux plongés dans l'horizon vaporeux.

"Que décidons nous, que subissons nous ? Nous sommes les pions d'un échiquier qui nous dépasse. Nous ne contrôlons rien. Comme les Anciens venus des Mers ont vu leur terre engloutie sous les eaux, nous avons été condamnés à la disparition. Nous n'existons pas, pas plus que le Royaume des Fées. Chimères parmi les ombres, nymphes, esprits, mythes."

Il pouffa d'un rire sans joie, les bras le long du corps.

"Immuables dans un monde immuable, condamnés à vivre et mourir et à renaître sans cesse pour vivre la même vie étriquée jusqu'au jour béni où la Vérité Universelle pourra de nouveau être délivrée. Je suis le prêtre, je suis le druide, je suis le serviteur du Dieu Cornu."

Il souffla presque la suite de ses paroles.

"J'étreins sans aimer, je distribue l'étincelle de vie. Je ne suis pas moi, mais la coquille vide d'une noix déjà mangée, empli tout entier par la puissance du rituel, subjuguée par les atours de la Déesse venant à moi. Je perds pied, j'écoute les tambours, je suis leur rythme envoûtant, le feu m'embrase. Je deviens le feu."

Et brusquement il tourna les yeux vers elle.

"Toi, Initiée aux mystères, je ne comprends pas tes paroles et tes accusations. Comment peux-tu toucher la Sainte Coupe sans être foudroyée ?"

A présent il doutait réellement de sa foi. Mais la Déesse pouvait-elle réellement laisser officier une prêtresse qui ne lui était pas entièrement dévouée ?

A ses premières paroles, Elwen avait senti son coeur se serrer. "Je suis ton père, ton frère, ton amant. Je suis ton fils, celui de tes enfants." Ces quelques mots lui avaient coupé le souffle et elle avait dû rester maîtresse d'elle-même en serrant les dents pour ne pas lâcher prise face à lui. Elle en avait pourtant tellement envie. Tout ce qu'elle désirait, c'était d'être son amante. Que pour une fois dans cette vie, il y ait quelque chose qui n'appartienne qu'à elle, qu'elle soit seule à dominer pour être dominée à son tour dans une danse éternelle.

Ses mots étaient comme des poignards dans son esprit et elle gardait la tête haute pour les endurer jusqu'au bout. Pourquoi avait-elle parlé ? Pourquoi lui avait-elle dit tout cela, s'était-elle confiée de la sorte ? Il était ce qu'elle avait de plus cher et depuis des années, il était ce pourquoi elle avait tenu bon, celui qui occupait ses esprits la nuit quand elle dormait. Il était tout. Mais jamais il n'avait été une telle partie d'elle-même comme aujourd'hui. Ce qu'il disait lui brisait le coeur car il faisait tant écho avec ses propres réflexions. Ces réflexions qu'elle n'avait pas le droit de confier au risque de se dévoiler autant à lui qu'à la Dame.

Pourtant, plus il prononçait ces prières silencieuses, plus elle savait qui elle était, cette prêtresse que l'on craignait. Qu'il craignait à une certaine mesure. "Comment peux-tu toucher la Sainte-Coupe sans être foudroyée ?". Ces mots n'avaient même pas éveillé de sursaut en son corps. Elle s'était contentée de relever les yeux sur lui avec toute la douceur dont elle était capable de faire preuve. Elle n'avait plus l'air aussi farouche. En revenant vers lui d'un pas plus calme, elle s'arrêta près de lui, les yeux bas avant de les relever dans les siens pour y plonger son regard bleuté et laissant passer quelques secondes, elle reprit.

_ Parce que j'ai choisi autrement.

Elle était vivante. Oui, le Graal n'avait pas eu raison d'elle. Pourquoi ? Parce qu'elle s'était résignée de force malgré ce dont elle rêvait. Lui prenant la main, elle reposa le tressage au creux de sa paume dans un geste plus délicat qu'elle ne le voulu bien et releva les yeux à nouveau sur lui.

_ Parce que j'ai décidé de sacrifier ce à quoi je tenais le plus au monde. Parce que si je ne pouvais toucher alors personne ne me toucherait. J'ai fait mon choix. Et je m'y suis tenue. J'ai réussi... Parce que j'ai choisi.

Elle referma les doigts de Kieran sur le tressage et garda sa main dans les siennes, dévoilant celle sur laquelle étaient gravées quelques cicatrices blanches près de son pouce.

_ J'ai choisi de sacrifier mon rêve le plus cher. Et j'en porterai le fardeau jusqu'à la fin de mes jours. Je donnerai ma vie à Avalon. Parce qu'elle est ma terre, mon eau, mon pain. Parce que je lui dois la vie.

Ses yeux ne quittaient plus les siens et s'il pouvait comprendre les insinuations qu'elle lui avouait, alors jamais plus rien ne serait comme avant. Lui rendant sa main, elle lui lâcha finalement en lui offrant pour la première fois un sourire tendre.

_ Tes mots sont si acerbes et c'est de moi que tu doutes ? Je suis la seule borgne dans ce monde d'aveugles parce que j'ai décidé. Parce que je n'ai pas laissé la vie me guider mais parce que j'ai décidé de guider ma vie.

Elle lui sourit un peu plus en penchant la tête. Elle était prêtresse plus que gardienne et ne devait-elle pas prononcer les mots du savoir, de la sagesse afin d'apaiser les esprits, les plaies béantes ? Elle avait tant envie de le prendre dans ses bras pour l'étreindre, comme pour lui promettre qu'il n'était pas rien, qu'il était tout. Ses océans et son univers, sa terre et son oxygène.

_ Tu es un druide, un prêtre, un père, un fils, un amant, un fils de tes fils, tu es le feu, le serviteur du Dieu, l'offrande de la Déesse... Mais tu es avant tout... Un homme.

Alors qu'elle était incapable de le quitter du regard, elle savait que jamais elle ne pourrait renoncer à lui. Elle s'y forcerait mais jamais elle ne pourrait moins l'aimer qu'aujourd'hui. Et afin de lui redonner foi en elle en lui-même peut-être, aussi, elle répéta cette prière, de la même manière que lui, avec des mots qui faisaient partie intégrante d'elle, aujourd'hui. D'une voix douce et apaisante, tout ce qui faisait son rang et sa sagesse, loin de cette femme qui l'avait apostrophé quelques minutes plus tôt. Il avait eu Elwen. Maintenant, il connaissait la Prêtresse Vierge.

_ Je suis le croissant qui couronne le ciel, je suis le soleil qui scintille sur la vague et la brise qui courbe l'herbe nouvelle. Aucun homme ne m'a jamais possédée, pourtant je suis l'aboutissement de tout désir. Chasseresse et Sainte Sagesse je suis, souffle de l'Inspiration, et Dame des Fleurs. Regarde dans l'eau et tu verras mon visage s'y refléter, car tu m'appartiens... Je suis ta mère, ta soeur, ta fille, ton amante. Je suis le déclin de ton ascension, je suis la perte de tes gains...

Elwen n'était pas qu'une farouche vierge, prêtresse d'un pommier en fruits, elle n'était pas arrivée là simplement parce que le vent l'avait porté. Elle était arrivée là parce qu'elle l'avait mérité.

_ Il ne tient qu'à toi de choisir à ton tour, Kieran.

Elle se perdait dans ses pensées, laissant transparaître la douceur sur son visage avant qu'on ne l'appelle à nouveau, ce qui la ramena sur terre dans un sourire gêné.

_ Je dois y aller...

L'homme secoua la tête comme imperméable à ses paroles. Il l'avait écouté, l'esprit lointain flottant dans la brume irréelle de la terre d'Avalon, s'élevant dans les airs et ancré dans la terre tel un arbre, un vieux chêne dont les racines plongent dans le sol sacrée et dont la cime drague les nuages.

"Je suis un enfant de la Déesse, jamais et en rien je ne peux défier Sa haute autorité. Je suis un enfant d’Avalon."

Il pinça les lèvres et soupira profondément, chassant l’air contenue dans ses poumons pour inspirer une bouffée nouvelle et fraîche. Cette discussion était une longue apnée. Il n’était pas d’usage de discuter de telles choses et certainement pas dans un verger de pommier avec une presque inconnue. La Dame peut-être se permettait se genre de réflexion en présence de l’Archidruide qu’elle connaissait fort bien mais ce n’était pas comparable.

"Songe un instant à l’avenir d’Avalon si tous prennent la même décision que toi, songe à ces enfants qui ne naîtront jamais et à tous les problèmes que cela poserait à notre petite communauté déjà fort affaiblie."

La naissance était une nécessité. Aucun sang neuf n’était plus introduit au sein d’Avalon depuis bien trop longtemps. Le temps ici passait bien moins vite qu’à l’extérieur, mais même sur l’île sacrée les siècles passaient et la consanguinité faisait des ravages : grossesses difficiles, morts prématurées, enfants trop fragiles... Les femmes portant des enfants sans difficulté dépassaient souvent l'âge raisonnable de participation à Beltane dans l'espoir de les voir enfanter sur le tard. Kieran faisait mentalement le froid bilan de la nécessité, bien loin des considérations émotionnelles.

"Nous ne sommes qu'une tache de couleur dans la fresque d'un maître, conscient de notre zone colorée sans pouvoir se figurer l'oeuvre entière. Qui suis-je pour juger sans connaître les tenants et les aboutissants de chaque chose, sans savoir ni connaître ?"

Il tourna la tête vers elle et la transperça d'un regard, ses yeux d'une intense couleur sombre ne cillant pas.

"Comment as-tu pu choisir sans savoir ni connaître ? Je crois qu'il est aisé de renoncer à quelque chose auquel on a jamais goûté. Ne serait-il pas plus simple de se priver de gâteaux au miel si durant notre enfance aucune de nos surveillantes ne nous en avait donné ? Vierge sacrée, tu es comme une fleur de pommier gracile et délicate. Mais un jour l'arbre donne des fruits et la fleur fane. Tout comme la Déesse qui a trois visage, désires-tu vraiment te priver à jamais de l'éclat de la pleine lune ? "

Il inclina de nouveau la tête.

"Mais par ton choix, la Déesse nous honore de nouveau de la présence de la Coupe Sacrée, et je ne puis à présent me détourner de son merveilleux éclat. En cela j'honore ton choix. Mais je ne suivrai pas ta voie"

Il désigna de l'index le bouquet d'arbres par lequel l'enfant s'était enfui.

"La vie est précieuse, ma contribution est bien légère. Je ne priverai pas le Dieu de faire offrande de mon être"

Il fit un pas en arrière et acquiesça d'un mouvement de tête bref.

"Va. Mais apprends à voir au delà de ton champ de vision et apprends à discerner les différentes nuances qui composent réellement l'éventail de choix qui se présentent à nous. Ta condition, la mienne, celle de notre communauté toute entière sont en perpétuel mouvement."

Puis il se tut, replongeant dans la silencieuse méditation qu'il avait commencé avant son arrivée. Le croassement d'un corbeau lui fit lever les yeux et instinctivement il salua Raven, le visage de la Déesse Corbeau, se touchant successivement le front, les lèvres et la poitrine avant de s'incliner. Son apparition était-elle un présage ?

Un sourire amer s'était dessiné sur ses lèvres. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il comprenne, ni lui ni personne d'ailleurs mais après tout, il n'avait pas tous les éléments en main et ceux-là, elle n'était plus autorisée à les lui partager. Etant gênée de répondre, elle n'avait pas envie de le quitter sur une note aussi "négative", aussi, elle regarda le corbeau s'éloigner en reprenant les pans de sa robe entre ses doigts avant de soupirer et de le regarder.

_ Je n'ai jamais voulu me priver d'un enfant ou d'un amant. J'en ai fait le sacrifice car je voulais mon enfant et mon amant, ce qui m'aurait été impossible. Beaucoup d'autres femmes et prêtresse me remplaceront au poste d'offrande, aussi je n'étais qu'un choix par des milliers, loin de la gravité d'un acte sur le destin du monde. Mais tu m'as demandé comment avais-je pu graciée de la Sainte Coupe.

Il acquiesça doucement.

_ Maintenant, tu le sais.

Elle releva les yeux sur le corbeau et s'y attarda avant de regarder Kieran dans une révérence pour l'abandonner. Alors qu'elle avait fait quelques pas, elle se retourna vers lui.

_ Oh et tu ne devrais pas rester ici. Certaines prêtresses qui surveillent la besogne avec moi sont loin d'être aussi indulgentes que moi.

Entendant à nouveau son nom et pliée par son jeune âge à côté des autres prêtresses, Elwen se hâta.

_ J'arrive, j'arrive !

_ Par la Déesse mais qu'est-ce que tu faisais ?

Elle se retourna pour se mettre face à la prêtresse, que cette dernière soit dos à Kieran.

_ Rien, j'ai trouvé un animal blessé.

_ Les pommes ne vont pas se ramasser toute seule !

Alors qu'une toute petite fille arrivait en courant, Elwen la rattrapa au vol pour la soulever dans ses bras et reprendre le chemin des pommes ensemble, laissant la prêtresse derrière elles. Et bien quoi, on ne pouvait pas toujours s'aimer d'un amour fou non ? Et celle-ci, avec son nez crochu faisait peur à la plupart des enfants. On aurait dit l'épouvantail du verger ! C'était le petit surnom que lui donnait Elwen en secret.

Quelque part, elle avait pitié pour Kieran. Il s'était résigné à sa façon mais alors ne le reverrait-elle jamais sourire ? Elle avait déjà bien débordé sur sa convenance et aujourd'hui, elle devrait arrêter de le voir tout court. Mais ce n'était pas chose aisée, ce n'était pas comme si elle pouvait sciemment l'éviter de plein gré. Elle espérait juste qu'un jour elle pourrait lui faire comprendre. Mais ce jour-là, elle abandonnerait la Sainte Coupe et ce jour-là, elle serait probablement morte.

[Et puisque c'est toi qui a ouvert, c'est moi qui reprend ! Voyons voir.... Rah je sais pas, un truc moins bateau, peut-être...]


Après cette entrevue avec Kiera, Elwen s'était remise en question et s'était demandée à elle-même si elle en serait encore capable. Là, debout sur le rivage à regarder au loin à travers la brume, elle ignorait si elle serait encore capable de les traverser sans risques. Et elle avait bien envie d'essayer. Elle fit un nouveau pas vers l'eau en déglutissant. Et si elle n'y arrivait pas ? Et si elle se perdait ? Il ne serait pas difficile d'atteindre l'île mais si elle n'arrivait pas à rentrer ? Ce genre de sottises pourrait coûter la vie de la Sainte Coupe. Se maudissant d'un juron peu convenable à son rang, elle ramassa sa robe pour remonter le rivage plus vite qu'elle n'y était descendue. La nuit était sur le point de tomber et on allait la gronder de ne pas être à l'heure au dîner. Encore.

Elwen avait beau être une bonne prêtresse, digne de son rang, elle n'en était pas moins quelque peu... volage ! Aussi, agacée par sa propre bêtise, remontait-elle le chemin en maugréant dans sa barbe. Sa démarche elle-même était assez marrante, un genou plus haut que l'autre à marteler le sol de ses pas et le visage sur le chemin, non devant elle, secouant la tête au rythme de ses propres paroles.

_ "Fais attention, Elwen, ne mets pas ma patience à rude épreuve." "Fais attention, Elwen." "Oh, Elwen !" "Elwen, tu n'oserais donc pas !" "Elwen, que dirait ta mère !" Et la tienne... Peau de vache ! "Elwen, se salir dans la vase du rivage n'est pas digne de ton rang !" "Elwen, les pommes ne vont pas se ramasser toute seule !" Je n'ai plus cinq ans ! "Elwen, tu es encore en retard !" "Elwen, l'initiée aux mystères, comment as-tu pu toucher la Sainte Coupe sans être foudroyée ?" Nia nia nia et nia nia nia nia... S'ils savaient ne serait-ce qu'une partie de ce que je pense, ah ils finiraient bien par me voir telle qu'ils m'ont nommée ! Je suis Elwen la Rouge et je les...

Des oiseaux se disputant couvrirent son juron. Des pigeons ou des corbeaux ou même des moineaux, peu importait... Elle était fortement agacée, ce soir. Elle avait envie de repasser l'épreuve des brumes car Kieran l'avait faite douter d'elle-même. Et elle ne se sentait pas très vierge en cet instant. L'avoir touché ainsi pour la première fois de sa vie, c'était comme si elle l'avait laissé entrer en son corps après avoir juré sur le Monde et la Déesse que cela n'arriverait jamais, elle vivante.

Ce qu'Elwen ne se souvenait peut-être pas c'est que c'était soir de veillée. En effet, la nouvelle lune était toujours l'occasion de se retrouver, la Déesse se reposant au royaume des Ombres. Druides et Prêtresses pratiquaient alors quelques rituels de divination. La soirée était employée à la méditation et au récit de vieilles légendes, ce qu'adoraient tout particulièrement les plus jeunes.

Ainsi dans la Grande Pièce un feu ronflant dans la cheminée centrale chauffait la pièce et la dotait d'une douce lumière. Les prêtresses à la corvée s'étaient affairées une partie de l'après-midi pour préparer des petits pains de seigle, des assiettes de légumes du potager, des galettes au miel, un ragoût de fèves, de belles corbeilles de baies sucrées et de grandes cruches d'eau du puits sacré. Ce repas qui aurait pu sembler léger à n'importe qui était pour eux plutôt copieux. De grands panneaux de bois avaient été dressés sur des tréteaux afin de servir de table. L'odeur alléchante de châtaigne grillées dans la cheminée prenait directement aux narines en pénétrant dans le lieu.

Il y avait déjà pas mal de monde. Robes blanches et bleues se mêlaient et se frôlaient. Les enfants et les novices partageaient avec une liberté toute naturelle, moins enclavés que leurs aînés. Tous se connaissaient plus ou moins, certains étaient des amis d'enfance, des frères, des soeurs, des cousins. D'autres échangeaient des regards brillants, en souvenir sans doute d'un bref moment échangé sous les étoiles.

Kieran était là au milieu d'eux, sans toutefois participer à leurs discussions. Face au feu, il fixait intensément les flammes les mains derrière le dos et le visage léché par la chaleur des flammes consumant d'énormes bûches de bois sec. Il n'avait pas cessé de repenser à la discussion qu'il avait eu avec Elwen et bien qu'il tentât de faire abstraction de ses remarques, il ne pouvait tout simplement pas s'empêcher d'y penser. Instinctivement il avait surveillé la porte comme pour guetter son entrée et ne la voyant pas, s'était imaginé qu'elle se devait à un jeûne rituel en vue d'une tâche qu'on lui avait confié. Lui-même allait manger plus légèrement que les autres car plus tard, il devrait absorber les herbes sacrées provocant les prophéties. Son esprit ne devait donc pas être embrumé par la lourdeur de son corps et il devait absolument éviter d'avoir de trop fortes nausées à cause de la drogue.

Deux adolescents passèrent près de lui, se chamaillant coquettement et il ne put s'empêcher de sourire doucement en les regardant si innocemment occupés à se dévorer du regard. Oui vraiment il enviait leur jeune âge.
Lorsque la Dame d'Avalon fit son entrée dans la pièces les discussions se firent plus ténues et certains s'écartèrent légèrement les uns des autres mais d'un sourire bienveillant elle détendit l'atmosphère et se dirigea vers Eranos l'Archidruide afin d'échanger quelques bénédictions d'usage.

Elwen avait oublié et c'est dans un visage de surprise qu'elle entra dans la grande pièce, se figeant un instant. Se souvenant subitement, elle pinça les lèvres pour dissimuler un juron. Et en voyant la Dame, elle sut qu'elle ferait mieux de passer inaperçue. Mais on ne l'aida pas ! Deux prêtresses, papotant avec un druide la regardèrent et sourirent en la dévisageant.

_ Très chère Gardienne mais où es-tu allée te salir ?

Ce à quoi ils rirent tous les trois alors qu'elle baissait les yeux sur sa robe. A l'ourlet, celle-ci était noirâtre de ce qu'elle avait récupéré du rivage et Elwen ne put que se maudire un peu plus avant de les ignorer pour aller se cacher parmi la foule, espérant ainsi que personne n'aurait remarqué son retard. Pourquoi fallait-il qu'elle soit si douée et si tête en l'air ? L'on disait que les deux étaient liés. Pour sa part, entre Kieran et ses idées noires sur la Brume plus son retard ici, Elwen passait une très mauvaise journée. Très mauvaise journée.

Offrant des sourires à qui voulaient bien et des "Déesse, que tu es joliiiie !" aux petites filles - ses préférées -, elle s'avança vers la table. Elwen était morte de faim et la vue de cette nourriture lui retourna l'estomac. Que ne donnerait-elle pas pour un petit verre de vin sucré pour adoucir son palais ? Mais alors qu'elle vit la Dame ET l'archidruide, Elwen se retourna vivement pour aller se cacher un peu plus loin voir ce qu'elle pourrait grignoter en attendant. Mais elle n'eut droit qu'à deux enfants jouant entre ses jambes, manquant de la faire trébucher.

Elwen ne savait pas faire d'entrée gracieuse. Sauf durant les cérémonies où elle avançait telle une automate.

[Les prêtresses ne boivent pas de vin lol]

Kieran n'avait pas manqué l'entrée fracassante de la prêtresses et la suivit des yeux discrètement avant de sursauter en entendant quelqu'un l'apostropher. Il se tourna vers un druide plus jeune que lui au visage doux.

"Hé bien mon frère, tu as l'air d'être encore plus soucieux que d'habitude"

Il s'agissait de Lewel qui portait une belle harpe en bandoulière. Il régalerait sans doute l'assistance de musique durant la soirée. Son talent était connu de tous et à le voir fendre la foule les enfants trépignaient déjà.

Kieran lui sourit largement et lui donna l'accolade, une main s'attardant sur son épaule.

"Ne t'inquiète pas, je me prépare simplement pour ce soir. Tu sais comme la méditation est un processus lent chez moi"

C'était un mensonge et Lewel le savait parfaitement. Il avait simplement acquiescé respectant le jardin secret de son aîné. Il n'était pas correct de forcer la confidence et ce n'était pas dans le caractère du barde de se montrer indiscret.

"Datan te réclamait hier"

Kieran balaya l'assemblée des yeux à la recherche du contact visuel du cadet de la fratrie dont le sourire ravageur ne laissait personne indifférent. Il le trouva fort bien entouré et en grande discussion avec plusieurs jeunes novices. Nul doute qu'il incarnerait bientôt le Roi Cornu durant une fête officielle. Il ressemblait à un jeune cerf, la musculature comme ciselée dans le bois, les membres fins et souples, le torse parfaitement dessiné sous sa tenue.

"Je crois qu'il se passe parfaitement de moi"

Alors que son regard balayait de nouveau la pièce, ses yeux s'arrêtèrent sur Elwen une nouvelle fois. Il la dévisagea avant de détourner les yeux précipitamment. Captant furtivement son regard, Lewel tourna la tête vers la Gardienne et fronça imperceptiblement les sourcils.

[JUSTEMENT ! C'est précisément pour ça qu'elle en aurait bien bu une ou deux gouttes !]

Se faisant remarquer pour sa présence - fort heureusement pas pour le reste - du moins pas pour le moment - Elwen afficha des sourires rayonnants à l'assemblée, révérence sur révérence. Un peu comme la seconde de la Dame, elle avait l'impression qu'on lui demandait de bénir les ventres arrondis ou d'assurer la chance de l'avenir. Alors qu'elle discutait avec une prêtresse enceinte comme avec une amie d'enfance précieuse, les deux femmes s'étaient rapprochées et la prêtresse, une jeune femme blonde au visage d'une douceur inégalée, montrait d'un doigt discret quelque chose dans l'assemblée et Elwen suivit son regard. Alors qu'elle parlait, elle avait croisé le regard furtif de Kieran mais très vite, c'était comme s'il l'avait ignorée et le sourire sur le visage d'Elwen s'était légèrement effacé. Captant alors ce que la jeune prêtresse voulait lui montrer, la gardienne retrouva son sourire et, sans avoir remarqué Lewel, elle reprit sa discussion féminine.

Si Elwen était quelqu'un de discret en ce qui concernait la passion, il n'en était pas de même pour Anzshara. Quelque peu frivole et pleine de vie, la jeune prêtresse était d'une curiosité maladive et semblait parfois hyperactive. Pourtant, sa voix ne s'élevait jamais et elle incarnait la tendresse et la douceur. Mais autant que Elwen s'était consacrée à ses épreuves, Anzshara s'était éprise d'une passion pour Beltane. Deux femmes contraires et pourtant liées par une grande amitié. Pourtant, le temps l'éloignait un peu plus de cette amitié tangible et la gardienne ne savait pas être pleinement heureuse pour elle. Mais quand cette dernière, ne tenant pas deux minutes en place, aperçut Lewel, elle bondit presque en attrapant le poignet d'Elwen pour la tirer avec elle.

La gardienne jeta un regard à la table qui s'éloignait d'elle et son estomac hurlant famine. C'est alors qu'elle remarqua Lewel à côté de Kieran et qu'elle se força à conserver un sourire calme et serein bien que les battements de son coeur ne le furent pas. Anzshara, polie comme un automate, fit ses révérences dans un sourire rayonnant.

_ Messire Lewel, Messire Kieran. (J'ai un doute sur le messire là !)

Elwen l'imita, plus discrètement.

_ La soirée se passe-t-elle à son comble pour vous ? Cher ami, Lewel, aviez-vous déjà fait la connaissance personnellement de mon amie Elwen ? Il m'arrive de ne plus arriver à compter les années qui font notre amitié !

Elwen ne put s'empêcher de rougir et baissa les yeux, les mains croisées dans le dos. D'avoir la tête baissée lui rappela le bas de sa robe et fut prise d'une panique si jamais quelqu'un d'autre le remarquait. Aux mots d'Anzshara, elle releva la tête d'un sourire, ses fossettes se creusant au bord de ses lèvres et elle pencha la tête dans une révérence.

_ Elle fait beaucoup de cas mais je vous rassure, je suis aussi mortelle que vous et n'importe qui ! Et je ne mords pas.

Un léger regard à Kieran avant de revenir sur Lewel, le gratifiant d'un nouveau sourire sincère. Elwen était redevenue celle qui ne parlait jamais à Kieran sauf en cas de nécessité, elle était quelque part, redevenue cette prêtresse parfois arrogante qui distribuait des sourires comme un mécanisme. Elle était simplement redevenue celle qu'elle était toujours dans la foule là où peu importait ce qu'on pensât d'elle. Mais Anzshara reprit.

_ Comment s'est passée votre journée, Kieran ? Avez-vous déjà bien mangé ?

Elwen s'était permise de le tutoyer mais une fois qu'elle s'en était rendue compte, c'était trop tard. Pourtant, le fait que Anzshara le vouvoie lui sembla étonnant.

Lewel s'apprêtait à prendre congé lorsque les deux jeunes femmes s'approchèrent d'eux. Tout à sa surprise, il dévisagea la blonde puis jeta un nouveau regard -cette fois plus long- à la brune près d'elle avant de leur adresser un sourire très doux. Toute la communauté connaissait sa voix d'une extrême volupté et d'une force que l'on ne soupçonnait pas de prime abord. C'était d'ailleurs pour ce talent qu'il avait été formé par le vieux Ulfrid et qu'il avait hérité de sa vieille harpe lorsqu'il avait quitté cette vie. Cette passion et ce don pour la musique rendait Lewel plus beau, plus attirant lorsqu'il chantait et certaines s'étaient laissées aller dans ses bras principalement pour cette raison. Il avait le pouvoir de faire vibrer l'âme, de tirer une larme ou un éclat de rire, de jongler avec les émotions de son auditoire à une vitesse vertigineuse. Lewel était aussi grand que Kieran était râblé. Il avait les mêmes boucles noires et de grands yeux sombres à l'air toujours naïf. Ils avaient un air de famille, indéfinissable, une héritage de leur mère sans doute car Kieran ne doutait pas que leur géniteur n'eut pas été le même.

"Enchantée Elwen"

Lewel lui sourit plus largement en inclinant légèrement la tête.

"J'ai déjà eu la chance de vous voir de loin, lors d'événements officiels."

Puis il reporta son attention sur la jeune et fougueuse Anzshara et lui sourit plus largement, plus à l'aise avec elle qu'elle n'était qu'une "simple" prêtresse tout comme lui moins impressionnante qu'Elwen.

"J'espère pouvoir vous divertir un peu -il tapota sa harpe- Ma Dame n'a pas chanté pour vous tous depuis plus d'une lune"

Kieran se sentait mal à l'aise. Le regard fixe, le visage impassible, il ne savait pas comment s'éclipser sans offenser les deux prêtresses. Lorsque la jeune blonde s'adressa à lui, il tourna la tête vers elle et dodelina de la tête dans une grimace qui se voulait sympathique.

"Je n'ai rien mangé encore, ce soir je participe au Rituel"

Et il tourna la tête vers Elwen en parlant légèrement plus fort sur un ton faussement détaché.

"Et vous, Elwen ?"

Lewel garda le silence et jeta simplement un oeil à chacun des protagonistes, se gardant bien de faire le moindre commentaire. Il ressentait pourtant une certaine tension, indéfinissable, qui le rendait mal à l'aise.

Mais la Dame interrompit leur petite discussion, prenant place à table dans une brouhaha. Tous alors se mirent à chercher une place libre afin de se régaler des plats qui fumaient déjà sur les tréteaux.

"Venez, j'ai tout de même le droit de me régaler de quelques fruits"

Et alors qu'il ouvrait la marche pour aller s'installer, Datan le cadet des trois frères arriva à grandes enjambées pour donner l'accolade aux deux autres hommes.

"Je ne vous voyait pas dans cette foule ! Et après l'on dit qu'Avalon se meurt. Ha, j'ai plutôt l'impression que nous sommes plus nombreux chaque décade"

Le beau jeune homme tourna la tête vers les prêtresses et les salua d'un mouvement de tête et d'un sourire ravageur, l'oeil brillant.

"Que la Déesse éclaire votre soirée"

Si Kieran était mal à l'aise, Elwen l'était encore plus que lui et ses joues n'avaient de cesse que de rougir. Mais face à Lewel, elle se sentait plus dans son élément de "prêtresse" et répondit à ses sourires.

_ J'espère effectivement avoir l'honneur de vous entendre, ce soir.

Le fait qu'elle vouvoie Lewel mais pas Kieran la trahissait et elle se maudit pour l'affront qu'elle faisait subir à Kieran, en secret après l'avoir tutoyé de prime abord sans réfléchir, comme s'ils étaient deux cochons élevés ensemble.

_ J'avoue en ce moment manquer de musique.

Anzshara faisait partie de ces femmes qui donneraient beaucoup pour se retrouver seule avec le barde. Et les sourires et regards qu'elle lui glissait n'avaient de secret pour Elwen qui continuait de rougir. D'ailleurs, elle regardait la foule lorsque Kieran s'adressa à elle et déglutit au son de sa voix. Elle ne prit la peine de le regarder qu'une fraction de seconde avant de porter son attention sur la foule à nouveau en acquiesçant évasivement.

Sauvée par la Dame, Elwen les laissa passer devant pour redonner de la constance à son visage. Mais Anzshara ne lui laissa pas le temps de retrouver ses esprits et elle lui attrapa le bras en riant pour qu'elle les suive plus vite.

_ Et vous, Datan, allez-vous nous gratifier d'une chanson ou deux également, ce soir ?

Elwen eut beau la fusiller du regard, la jeune prêtresse en décida autrement et suivit les trois frères afin de trouver une place. Discrètement, la gardienne étudia les deux frères, les trouvant plus que différents de Kieran. Selon elle, ce n'était pas possible que ce fut le même père. Tirée par le bras, Elwen irait où Anzshara irait, c'est à dire : où Lewel irait.

_ Allons, Elwen, cesse de faire ta Vierge Rouge et sourit un peu ! Tu t'es levée du pied gauche, encore ?

Se tournant vers les frères, elle eut à nouveau un immense sourire ravissant.

_ Je vous rassure, elle est d'habitude d'humeur plus badine !

Prenant finalement place avec les frères, Anzshara reprit la discussion, quitte à passer pour une bavarde mais elle avait aussi ressenti la tension et préférait éviter les blancs dont Elwen connaissait le secret pour les utiliser fréquemment.

_ Alors, Kieran en quoi consiste votre préparation pour ce soir ?

Question ridicule s'il en était mais elle sentait les lèvres d'Elwen scellées, pas même pour manger alors qu'elle regardait les plats sans se servir pour le moment, fuyant toujours Kieran du regard comme elle en avait toujours l'habitude en dehors de l'après-midi. Mais peut-être ne le remarquait-il que maintenant. De toute façon, le principal pour Anzshara fut qu'elle ne soit pas loin de Lewel.

Heureusement pour eux, Datan était d'humeur joviale et s'était arrangé pour se placer face aux demoiselles. Entre l'une qui semblait dévorer son frère aîné des yeux et l'autre qui était plus fermée qu'une huitre d'eau douce, il sentait bien que son succès n'était pas assuré. Le jeune homme passa la main dans ses longs cheveux bruns aux reflets rougeoyants et les rabattit vers l'arrière. Ses yeux n'étaient pas sombres mais d'une couleur de ciel pluvieux. C'était sans doute le plus différent des trois. On avait souvent parlé discrètement de sa ressemblance avec le druide Alastair mais ce dernier n'avait jamais semblé se rapprocher de ce bel étalon indomptable.

"J'ai une faim de loup ! On dit que c'est la vieille Cigfolla qui a fait les galettes. Je crois que je ne vais pas m'en priver"

Il plongeait d'ailleurs déjà la main dans un premier plat, pressé de porter le premier met à la bouche avec l'expression gourmande d'un enfant. Kieran se dit une nouvelle fois qu'en d'autres temps et d'autres lieux celui là ne serait sans doute jamais devenu druide. Il était fait pour le monde, pour les aventures, fait pour voler au secours de jolies pucelles à qui il déclamerait des poèmes.

Kieran quitta Datan des yeux pour regarder à présent Lewel qui souriait à la blonde prêtresse. Il l'imagina alors marié et heureux de l'être loin du Tor et de ses pierres glacées. Il le vit entouré de ses enfants, caressant la joue de son aîmée, apprenant l'art de la harpe à son fils premier né.

**Et moi ?**

Son regard se porta sur Elwen qu'il fixa sans vraiment la voir, les yeux dans le flou. Il ne se voyait pas, ne s'imaginait pas. Sans Avalon sans doute ne serait-il jamais né. Son âme aurait peut-être attendu des circonstances plus favorables avant de réapparaître. Il n'avait rien qui lui donnât l'envie de vivre. En réalité il se sentait plutôt inutile et dénué de sens.

Puis s'extirpant de ses noires pensées, il sourit à Anzshara qui s'était poliment adressée à lui. Il appréciait d'ailleurs ses vaines tentatives pour ne pas l'exclure de la conversation. Fort délicat de sa part. Sa question eut au moins le mérite de le surprendre.

"Hé bien... Le rituel de Prophétie."

Sa voix était mal assurée. A quoi bon lui décrire un rituel connu de tous qui rythmait leur vie depuis leur initiation ? Il préféra enchaîner.

"Maître Eranos a eu un présage et senti d'étranges fluctuations, il espère obtenir des réponses"

Pourquoi lui, seul l'Archidruide le savait. Instinctivement il tourna la tête dans sa direction pour lui lancer un regard.

"Je suis content d'être privé de ce genre d'exercice !"

C'était la voix claironnante de Datan qui attirait de nouveau son attention.

"Pas toi Lewel ?"

L'homme haussa une épaule tranquillement en tendant le plat de pain aux deux prêtresses avec galanterie.

"Je m'y plie parfois, bien que je sois un piètre prophète"

Puis Datan leva les yeux vers Elwen.

"Et vous ? La Dame ne vous râte pas, à chaque fois que je vous vois vous mangez comme un oisillon tombé du nid. Allez-vous prophétiser ce soir aussi ?"

Kieran claqua la langue d'agacement.

"Les servantes de la Déesse pratiquent la divination dans le bassin miroir du puits sacré. Et cet exercice est réservé aux novices n'ayant jamais Vu auparavant"

Qu'avait-il bien pu écouter durant les enseignements ? C'était même à se demander comment il avait pu réussir son initiation. Datan fixait les deux jeunes femmes comme pour obtenir plus amples explications sur ces étranges pratiques, clignant des yeux de curiosité.

Anzshara était à son comble. On lui donnait toute l'attention nécessaire qu'elle demandait. A côté, Elwen restait silencieuse et mangeait effectivement, comme un oisillon. Anzshara était jeune mais surtout une très jeune prêtresse. A peine moins âgée qu'Elwenn, elle n'avait pas encore connu Beltane mais en éprouvait une grande impatience. La prochaine fois, elle y participerait et avait du mal à contenir son attente, ce qui parfois donnait la nausée à Elwen. D'ailleurs, si ce n'était Datan qui l'appelait, elle aurait prétexté de ne pas sentir très bien pour quitter la table. Elle ne se sentait pas du tout à son aise, trop à l'étroit et entourée d'inconnus bien que Anzshara fut comme une soeur de sang depuis sa naissance.

Elle sourit, chaleureusement, en prenant les plats tendus par Lewel, qu'elle remercia.

_ En réalité, je n'ai pas très faim.

Menteuse. Pourtant, Elwen n'était pas ce qu'on appelait des plus minces. Ni grosse ni maigre, elle possédait ses propres rondeurs, raffermies par ses robes qu'elles soient avantageuses ou non, d'ailleurs. La réaction de Kieran lui fit perdre son sourire alors qu'elle le fixait tout à coup. Anzshara capta le regard assassin et sans le comprendre, elle s'empressa de prendre le plat avant de rire à Datan.

_ Je ne comprends pas comment elle fait, d'ailleurs. Elle n'a jamais rien mangé de sa vie et pourtant, tout le monde connaît les difficultés des épreuves et pourtant, elle semble en toute parfaite santé ! Je vous avoue que moi-même étant plainte par mes mères, je dévore tout ce que je trouve quand j'en ai la possibilité. Une vraie goinfre !

Elwen ne put s'empêcher de donner un coup de coude discret à Anzshara qui cessa de parler en fixant son plat, prise d'un léger soubresaut de surprise. Pour la gardienne, ce n'était pas une tenue. Anzshara, finalement, sourit à tout le monde en passant le plat à Kieran. Ce dernier, Elwen le regardait à nouveau.

_ Inutile de réprimander votre frère ici présent de la sorte, Kieran. J'aurais pu lui répondre moi-même.

Anzshara porta sa cuiller à sa bouche lentement en regardant ailleurs. Le ton acerbe d'Elwen, elle le connaissait mais rarement en public et tout à coup, c'était elle qui ignorait où se mettre. Et elle continua en fixant toujours Kieran.

_ Je n'ai pas eu vent d'une quelconque divination ce soir, j'imagine donc que ma présence n'est pas requise. Cependant, je compte me recueillir quand même.

Finalement, Anzshara sursauta et prit un autre plat pour le passer à Lewel, brisant le lien visuel entre Kieran et Elwen.

_ Vous devriez vraiment goûter ça. On dit que Cigfolla a pris deux apprentis ! Je pense sincèrement que c'est une excellente idée ! Nous allons voir nos repas varier, qu'en dites-vous ?

Il n'était pas de grande volonté qu'Elwen soit si acerbe envers Kieran et à l'opposé avec les autres. Mais tout ce qu'elle avait maugréé en remontant le chemin lui avait ouvert les yeux sur certaines paroles de Kieran qu'elle jugeait à présent comme blessantes et insultantes, avec le recul. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à quitter la table. Une partie d'elle était furieuse contre lui mais une autre aurait préféré se trouver à côté de lui, et non en face, aussi aurait-elle pu calmer sa colère grâce à son odeur qu'elle avait sentie dans l'après-midi quand ils n'avaient été qu'à quelques centimètres l'un de l'autre. Ce qui fit aussitôt baisser les yeux d'Elwen, honteuse d'avoir réagi aussi vivement aux propos de Kieran qui n'avait fait que défendre son rang auprès de ses frères.

Finalement, elle regarda Datan dans un nouveau sourire, comme si la femme qui venait de s'adresser à Kieran n'avait fait que passer par là une seconde.

_ Pour ne rien vous cacher, je n'ai pas très envie de parler de tout ça ce soir, je suis quelque peu fatiguée et je préfère passer un temps des plus clément en bonne compagnie plutôt que nous encombrer avec tous les rituels auxquels nous devons nous préparer. Il y a sûrement d'autres sujets dont nous pourrions parler, non ?

Et elle eut un rire, ce qui rassura Anzshara d'une certaine manière. Un rire léger et cristallin mais un rire.

_ Quelque de moins solennel et de plus gai, peut-être ?

Elle regarda Anzshara qui acquiesça vivement dans un sourire rayonnant. Cette jeune femme avait tout pour plaire, de larges boucles blondes et dorées sur un visage pâle et rond avec d'immenses yeux bleus ciel, plus perçants encore que ceux d'Elwen qui étaient plus profonds et mystérieux, comme impénétrables. Anzshara paraissait frivole mais elle était surtout d'une gaieté incomparable. D'ailleurs, celle-ci vint au secours d'Elwen, prenant sa question pour un appel à l'aide. Elle se pencha sur Kieran sur le ton de la confidence en posant sa main sur la sienne, un sourire espiègle sur ses lèvres.

_ Vous n'imaginerez jamais qui a été retrouvée dans les cuisines la nuit dernière en train de fouiller dans les placards. Une fringale nocturne, a-t-elle confessé !

Anzshara acquiesça lentement, les yeux ronds à Kieran avant de tenter de lui montrer discrètement l'épouvantail qui avait réprimandé Elwen plus tôt. Cette dernière ne pu s'empêcher de pouffer de rire discrètement et se cacha alors la bouche du revers de la main, les yeux rieurs. Si les deux jeunes femmes avaient quelque chose en commun, c'était purement et simplement... La moquerie ! Elwen essayait de se contenir mais ses joues rougissaient de se retenir.

Anzshara se repencha sur Kieran et lui tapota la main.

_ A chaque fois qu'ils croient qu'elle est enceinte, c'est en réalité qu'elle a trop mangé !

La fin de sa phrase s'était perdue dans un souffle de confidence et n regard presque effrayé devant l'outrage qu'offrait cette prêtresse au teint grisâtre de vieillesse. Puis, finalement, Anzshara montra Elwen d'un coup de menton et prit un ton hautain.

_ Je vois pas pourquoi on l'appelle La Vierge, y a bien pire !

Elwen ferma les yeux en pinçant les lèvres pour tenter de garder une certaine "classe". Finalement, elle se redressa et regarda Lewel, le barde.

_ Saviez-vous que Anzshara possédait une voix exquise ? Il ne s'arrête jamais de chanter !

[FIOUF ! Je m'arrêtais plus et je me suis foutue à la bourre !]

Kieran suivit des yeux la direction que lui indiquaient les deux jeunes femmes avant de hausser très haut les sourcils. Il était aussi étranger aux commérages qu'il était solitaire. Il ne s'intéressait guère à la vie des autres sauf lorsque ça le concernait directement ou que ces dites personnes étaient sous sa protection. Il détailla la femme des yeux avant de répondre sur le même ton, baissant de beaucoup la voix pour ne pas être entendue.

"Mais elle a passé l'âge de participer à Beltane, non ?"

Lewel un sourire vague sur les lèvres regardait lui aussi la fameuse gourmande nocturne avant de secouer gracieusement la tête.

"Elle a de jolis yeux. La pauvre... Nous ne sommes pas tous gâtés par la Déesse"

Datan pouffa d'un air peu délicat et désigna Kieran du nez.

"Oui, la preuve !"

Lewel pinça les lèvres de réprobation alors que le cadet tapait grassement dans le dos de son aîné, envoyant des clins d'oeil aux deux prêtresses. Kieran soupira avec patience et se dégagea fort dignement du bras de son frère avant de se servir quelques figues et une pomme bien mûre qu'il se mit à peler avec application.
Datan était intarissable, rebondissant sur les dires d'Elwen pour se lancer dans la flatterie de la jeune Anzshara.

"Ainsi vous aimez la musique ? A la bonne heure. Lewel à hérité du talent pour nous trois. Oh en vérité nous sommes très complémentaires. J'ai le physique et la force, Lewel le don et la sensibilité et Kieran l'intelligence et euh... la mauvaise humeur"

Et il pouffa de nouveau.

"J'aimerais beaucoup vous entendre chanter, Anzshara. Me ferez vous ce plaisir un jour ?"

Lewel fronça les sourcils mais n'osa rien répliquer. Il se contenta de regarder Kieran puis Datan et de plonger les lèvres dans son gobelet d'eau. Nul doute pour les trois jeunes hommes que la blonde prêtresse tomberait vite sous le charme du cadet ce qui semblait contrarier pratiquement tout le monde. Excédé, le visage fermé, Kieran se leva en repoussant sa chaise et prit son gobelet en main.

"Je crois qu'il serait plus salutaire pour ma préparation que je m'installe dans un endroit plus tranquille"

Lewel, les lèvres serrées et les yeux bas dodelina de la tête à son tour.

"Ne peux-tu pas simplement manger courtoisement, Datan ? C'est agaçant à force"

Datan s'emporta et tapa du poing sur la table en fixant Kieran d'un regard de braise. Son visage s'était embrasé d'un coup.

"Ainsi tu ne peux même pas supporter ma présence plus de quelques minutes ?!"

Kieran tourna la tête vers les jeunes femmes et inclina la tête.

"Je suis désolé pour tout cela."

La façon dont il ignorait son frère mettait ce dernier en fureur. Il n'avait pas l'habitude qu'on ne l'adule pas, qu'on ne tente pas de se rapprocher de lui. Il avait beaucoup de charisme, il était jeune... Toute sa vie Kieran avait été comparé à ses frères. Le grands et doux Lewel et sa voix d'ange, le beau Datan au visage charmant. On ne lui trouvait aucune grâce, aucun talent que celui d'être droit et loyal. Il y avait des soirs où il avait aucune envie de le supporter.