Mary-Ann n'était habituellement pas une très grosse dormeuse. L'habitude l'avait forgée à savoir récupérer rapidement. Le travail, souvent de nuit, les fêtes, régulièrement, ses occupations, le reste du temps, tout ça laissait finalement peu de temps pour dormir, et la nature l'ayant dotée d'un organisme ne nécessitant pas beaucoup d'heure de sommeil, ses nuits étaient souvent courtes et réparatrices. Tout naturellement, il en avait été de même à Avalon, jusqu'à ce que les rêves s'en mêlent. Elle avait alors accumulé un trop gros manque de sommeil, et avait encore un peu de mal à reprendre son rythme habituel.
Sur l'île, elle avait eu son lot de choses bizarres, et elle en avait même pris son parti, cela rajoutait toujours plus de magie à cette aventure extraordinaire. Mais ce matin, elle sentait bien que quelque chose clochait, plus que d'habitude.
D'abord la chaleur. Les yeux encore fermés, elle sentait presque douloureusement les rayons de soleil sur sa joue, alors qu'ils auraient du être filtré par les vitres de sa chambre.
Ensuite, ses pieds. Ils étaient humides. Pas trempé, mais plus frais. Et autant qu'elle le sache, personne ne s'amusait à mouiller ses pieds dans la nuit, les prêtresses avaient bien autre chose à faire.
Puis quelque chose chatouillait ses bras, et son nez, un peu humide aussi, un peu glissant.

Précautionneusement, Mary-Ann ouvrit les yeux, protégeant ses pupilles agressées par le soleil - bien trop vif - avec ses cils, et reconnut la cause de ses chatouilles.
De l'herbe?!
Étonnée, elle s'assit brusquement et ouvrit grand les yeux. Les rayons du soleil qui se levait lui agressèrent le visage, et elle dut couvrir son visage de ses mains pour endiguer le mal de crâne qui pointait le bout de son nez. Quand elle reprit ses esprit, quelques secondes plus tard, et que ses yeux s'habituèrent à l'environnement ambiant, elle observa autour d'elle, avec une surprise indescriptible.
Elle était assise à même le sol, dehors, en chemise nuit, au sommet du Tor! L'humidité de ses pieds étaient due à la rosée matinale, et recouvrait en fine pellicule ses bras nus, la faisant frissonner. Elle se frictionna les avant bras de ses mains pour stimuler ses muscles et secoua sa tête pour se réveiller complètement.
Car ce n'était définitivement pas un rêve. Même si ses récent songes avaient été d'une clarté et d'une puissance peu commune, elle savait qu'elle rêvait. Là, le froid qui anesthésiait ses pieds était sans aucun doute réel.

Nom d'un chien, qu'est-ce qu'elle fichait ici?! Elle n'avait jamais été somnambule, pour autant qu'elle le sache.
Comment diable avait-elle fait pour se retrouver au sommet du Tor, la montée étant relativement fatigante, elle le savait pour l'avoir déjà fait plusieurs fois?

Elle se leva et tourna plusieurs fois sur elle-même, cherchant quelqu'un, et pestant contre la rosée glacée.

"Y'a quelqu'un?"

Il devait forcément y avoir quelqu'un, elle n'avait pas pu se retrouver là toute seule tout de même!

Sur le chemin de procession, les druides évoluaient lentement, le visage découvert et la robe blanche éclatante dans les premiers rayons du matin. Ils montaient sur le chemin de procession pour saluer le jour tel qu'ils le faisaient chaque matin. Ils chantaient d'une voix lente et profonde, les symphonies archaïques se mêlant en harmonies vibrantes. Leur voix semblait créer le soleil plus que le saluer, comme si sans leur intervention il serait resté dissimulé au monde. Le premier Druide, Eranos, posa le premier le pied sur le sommet sans remarquer Mary-Ann toutefois, absorbé dans ses dévotions.

Soudain, Mary-Ann arrêta de tourner sur elle-même, les yeux froncés, réfléchissant. Elle sentait comme un pressentiment, non, c'était autre chose, une impression qu'elle connaissait bien. Celle des bribes de rêves qui lui revenaient, comme ces derniers temps. Elle pesta - ce qu'elle en avait ras-le-bol de rêver! - puis se concentra sur ses souvenirs.
Ils étaient toujours aussi puissants, parce que c'était la même rêve. Le même rêve, mais sa suite. Le bateau, qui changeait toutes les nuits, avait amarré. Sur une terre si différente de celle qu'elle avait quitté que s'en était étonnant. Luxuriante, sauvage, habitée par de vastes faune et flore, de quoi tordre encore plus son estomac qu'il ne l'était. La faim l'avait tellement dévorée toute la nuit qu'une fois réveillée, elle était affamée. Elle sentait presque encore l'odeur de la terre qu'elle avait foulée en songe.
Il fallait vraiment que quelqu'un trouve une solution, ou un sens à tout ça!

Un bruit la sortit de ses réflexions et elle en chercha la source. Mary-Ann finit par apercevoir les druides en procession. Quelques secondes, elle se laissa aller à l'émerveillement de les voir, ensemble, venir saluer le début du jour en chantant. C'était là un spectacle saisissant!  
Puis elle se souvint qu'elle était pieds nus, presque les fesses à l'air, au sommet du Tor, que l'archidruide venait juste d'atteindre.
La jeune femme n'était pas spécialement pudique, mais tout de même, en tenue de nuit, devant tous les druides.
Une main tenait le bas de sa chemise, dans une vaine tentative de cacher le haut de ses jambes, l'autre fit un geste du genre "coucou". Mary-Ann eut le bon goût d'afficher une expression embarrassée.

Apercevant la jeune femme, la voix d'Eranos se mua en un petit couac dissonant et il se racla la gorge de surprise, faisant arrêter le cortège. A l'expression de la jeune femme, la situation n'était en rien une provocation ou une effronterie. Elle avait l'air perdu et désemparé. Il s'approcha donc d'elle, défaisant sa cape blanche pour la lui passer par dessus les épaules, les sourcils hauts de surprise.

"Que faites vous ici à une heure si matinale ?Le savez-vous seulement ?"

Il fit signe à un homme d'un certain âge, placé juste après lui dans le cortège. L'homme, immédiatement, prit la relève et sa voix s'éleva enrouée mais encore sûre et bien entraînée. Ainsi les druides finirent de monter par le chemin de procession jusqu'au cercle de pierres. Certains tournaient la tête curieusement, d'autres n'osaient pas sortir du rituel et se contentaient de jeter un regard. Quant à Eranos, il écarta Mary-Ann la tenant délicatement par le bras.

"Permettez-moi de vous raccompagner"

Elle avait l'âge d'être sa fille. Eranos en qualité de Chef de l'Antique Ordre des Druides de Bretagne était très respecté, et craint parfois, mais il pouvait également être tout à fait courtois.

"Avez-vous mal quelque part ?"

Oui, visiblement, on l'avait remarqué. Il faut bien dire qu'il était difficile de la rater!
Eranos, L'archidruide au charisme écrasant, s'approcha d'elle pour la couvrir de sa cape. Mary-Ann apprécia la geste, non seulement elle n'était plus à moitié nue, elle avait aussi plus chaud, et ça, ça n'avait pas de prix!
Comme il passa la main au druide qui le suivait visiblement en âge et responsabilité pour la procession, la jeune femme comprit qu'il allait s'occuper d'elle, et il lui demanda si elle savait ce qu'elle faisait là.

Mary-Ann souleva les épaules et répondit, essayant de tourner la situation à la dérision:

"Bien sûr, je viens tous les matins ici, et aujourd'hui, vous avez de la chance, j'ai mis une chemise, d'habitude, je suis toute nue!"

Comme elle se doutait que son humour ne serait peut-être pas perçu aussi bien ici qu'à Londre, elle se rattrapa immédiatement:

"Je plaisante... Non, je ne sais pas. J'ai fait un rêve et je me suis réveillée ici..."

Elle jeta un oeil au paysage et vit au passage que certaines druides la regardaient. La situation l'amusait un peu, et si Eranos n'avait pas été là, elle aurait bien tenté une provocation, comme un clin d'oeil. Mais pour une fois, la sagesse l'emporta et elle se contenta de se laisser prendre le bras.

"Merci. Non, je n'ai mal nulle part, j'ai juste froid. Et je suis désorientée. Je ne sais pas comment j'ai pu me retrouver ici... Pourquoi au sommet du Tor... Vous avez une idée vous?"

Si lui n'avait aucune idée, alors qu'il était Archidruide, et qu'elle se mettait à déambuler dans tout Avalon en plus de ses rêves, il faudrait l'attacher à son lit la nuit!

Le front plissé de réflexion, Eranos marchait à pas lents, guidant Mary-Ann sur le chemin qui descendait du Tor. Heureusement il y avait un escalier en ligne directe, ils n'auraient pas besoin de prendre le chemin de procession.

"Je ne puis affirmer quoi que ce soit mais si vous vous êtes réveillée là sans aucun souvenir de vous être rendue volontairement sur le Tor, le sommeil a pu guider vos pas. Il peut y avoir plusieurs causes : un grand désordre émotionnel, l'expression de votre moi profond qui se libère durant votre sommeil..."

Il tourna la tête vers elle avec beaucoup de sérieux.

"Nous pensons que notre âme se réincarne de vie en vie et que tout n'est qu'un éternel recommencement, comme les saisons, les fruits de l'arbre ou le cycle des jours. Pourquoi la mort serait la fin de tout ? La nuit est-elle la fin définitive du jour ?"

C'était un principe fondateur essentiel de la culture d'Avalon.

"Parfois lorsque nous n'avons pas la possibilité de terminer une tâche, notre âme erre à la recherche de la solution lorsqu'elle n'est pas entravée par le corps. Quelles sensations conservez-vous depuis votre réveil ?"

Bon sang, elle avait les pieds gelés! Les escaliers, voilà un invention pratique, mais les marches étaient glacées!
Néanmoins, Mary-Ann tâcha de passer ce détail thermique au second plan, pour mieux écouter ce qu'Eranos allait lui dévoiler sur ses problèmes nocturnes. Il était l'Archidruide, il savait forcément quelque chose!

Et il savait des choses, oui, il avait des idées, des suppositions. Son moi profond? Elle aurait bien fait une blague graveleuse à ce sujet, mais elle s'abstint de nouveau et essaya d'analyser les hypothèse d'Eranos.
Elle savait, pour leurs croyances en la réincarnations des âmes, elle l'avait lu, il y a des années.
Le soucis, c'est que, aussi plaisante soit l'idée, Mary-Ann n'y avait absolument pas cru. Très terre à terre, ce genre de croyances religieuse n'était pas sa tasse de thé.
Depuis, certes, son quotidien ayant été pour le moins... bouleversé, on aurait pu penser que la jeune femme ait changé d'opinion à ce sujet, mais non.
Et là, si elle comprenait bien les sous-entendu, son âme chercherait à poursuivre une existence terminée top tôt?

Elle choisit ses mots pour répondre:

"Je suis... déboussolée, totalement. Ce que j'éprouve pendant ces rêves est... tellement intense que ce n'est pas que ma tête qui le vit, mais mon corps aussi. A mon réveil, je suis habitée par les sentiments qui me secouent dans mes rêves et... cet homme que j'y vois, je ne le connais pas et pourtant, il me manque, à un tel point que ç'en est douloureux..."

Il était facile de parler à l'Archidruide, son charisme tranquille prêtait aux confidences, des confidences que Mary-Ann n'aurait même jamais fait à son propre père.

"Vous pensez... vous pensez que mon âme chercher à finir la vie dont je rêve?"

L'idée était tellement étrange. Vivre sa vie le jour, et une ancienne vie la nuit!

Eranos tourna la tête vers elle et lui accorda un sourire tranquille et serein :

"Nous pensons que vous avez été appelé par Avalon, vous les Elus, parce que vous possédez une âme ancienne rattachée à cette terre et à son histoire. Nous pensons que vous êtes sans doute la réincarnation de ceux qui furent il y a fort longtemps les détenteurs de l'ancienne sagesse perdue. Nous en conservons ici quelques bribes, mais hélas, il y a bien des choses que nous avons oublié et qui n'ont pas survécu aux générations."

Il marqua une pause, prit une inspiration et tourna le regard droit devant lui. S'il avait été hostile à la révélation de toute information importante dans un premier temps, de longues discussions avec Alanna avaient fini de le convaincre qu'il y avait nécessité de partager connaissance et enseignements.

"Certaines choses se répètent de vie en vie, les âmes soeurs se cherchent et se trouvent parfois, la plupart du temps."

Il tourna la tête vers elle.

"Cet homme dont vous parlez, je pense que vous le trouverez bientôt"

La révélation de sa présence ici la cloua sur place, littéralement. Mary-Ann arrêta de marcher soudainement, le temps de digérer l'information.
Admettre que son âme s'était promenée un peu partout avant d'habiter son corps allait à l'encontre de ses principes agnostiques!
Les seules choses en lesquelles la jeune femme croyait était Sa Majesté la Reine et le thé, comme tout anglais qui se respecte. Sortie de là, sa vie lui convenait parfaitement, et elle n'avait pas besoin de chercher des réponses dans la religion, les croyances... Elle était une scientifique bon sang! Pour elle, l'âme n'était pas une entité du corps pouvant se balader joyeusement à travers les âges, c'était juste le joli nom qu'on donnait à sa conscience et sa capacité de réflexion.
Elle balbutia:

"Mon âme a déjà vécu ici alors?"

Poser cette question à voix haute était du plus haut degré du ridicule, mais il y avait une partie d'elle qui y croyait. Cette partie qui l'avait convaincue, dès son arrivée ici, qu'il y avait une raison pour leur voyage.
Mais quand Eranos lui fit part de son hypothèse sur des retrouvailles amoureuses, Mary-Ann, l'indépendante, se cabra:

"Et si je ne veux pas, hein? Si je refuse que ma vie soit guidée par mon âme, si je refuse d'avoir un destin tracé, si je choisi d'avoir le choix?! Je ne veux pas aimer cet homme dont je rêve ici, je ne veux pas aimer parce que mon âme m'y obligerait, je n'ai pas de compagnon durable là d'où je viens, et je n'en ai jamais eu aucune envie, ce n'est pas pour qu'on m'en impose un ici!"

Son ton était monté dans les aigus, mais Mary-Ann s'en fichait. Tout cela allait trop à l'encontre de sa liberté!

L'Archidruide le front plissé haussa légèrement les sourcils, ses yeux allant de la jeune femme au chemin qu'il descendait précautionneusement. Il n'était pas si vieux aux yeux du Vaste Monde mais en Avalon, le corps soumis au froid, aux privations et à la rudesse des tâches physiques, il se sentait un peu rouillé.

"Je crois que d'où vous venez, c'est une manière de penser qui vous est étrangère.Vous n'êtes pas la première à vous révolter contre le destin. Je puis vous dire ceci : les choix n'appartiennent qu'à vous et influenceront votre futur de la façon dont vous le voudrez. Votre âme est vous, votre âme vous définit. Elle vous transcende et vous dépasse mais elle vous incarne avant tout. Ses désirs, ses choix... Sont les vôtres soyez-en assurée."

Il leva les mains en guise d'innocence.

"Dans vos rêves, n'avez-vous pas l'impression de vivre plus intensément encore que lorsque vous êtes éveillée ?"

Mary-Ann reprit sa marche avec l'Archidruide, le corps encore parcouru de son indignation face à la fatalité du raisonnement d'Eranos. Quand il lui expliqua que ses choix restaient les siens, elle hausse les épaules et ne put s'empêcher de répondre, acide:

"Ah oui? Alors quoi? Si je refuse de répondre à l'appel de mon âme, raison qui m'a amené chez vous, de toute évidence, que dois-je faire? Continuer de supporter ces rêves qui me fatiguent, physiquement et moralement? Ce n'est pas ma définition d'avoir le choix..."

Le constat était amer.

"Oui, mes rêves sont d'une intensité folle, je me lève fatigué, en manque d'un monde, d'un homme que je ne connais pas. Mes journées sont calmes après ça, en comparaison!"

Elle descendit quelques marches de plus et demanda, sans avoir peur de choquer, puisque qu'Eranos semblait imperturbable:

"Qu'est-ce que je dois faire alors? Retrouver cet homme, au risque de ne plus réellement vivre, à cause de mes nuits habitées par les sentiments que je lui porte? Oh je sais, je vais le retrouver, oui, et je vais m'envoyer en l'air avec lui, ça calmera peut-être mon âme! Je suis prête à faire ça, ça ne me gêne pas le moins du monde, et ce ne serait pas cher payé pour récupérer un sommeil paisible!"

Le front plissé, Eranos esquissa un étrange sourire, sans doute plus amusé que choqué :

"Vous savez, dans notre culture le corps et ce qu'on n'en fait n'est absolument pas tabou. Nous choisissons juste d'en faire cadeau aux Dieux au moment de l'année où les unions peuvent porter le plus de fruits."

Et comme si ce qu'il disait nécessitait une explication, il ajouta sur le ton de la conversation :

"Nous ne nous reproduisons pas simplement, nous ne profitons pas non plus du plaisir du corps. En Avalon, les unions sont des communions du corps et de l'esprit qui transcende l'acte sexuel. Nous ouvrons totalement notre esprit, si bien que nous ne formons plus qu'un seul être. Nous sommes enivrés par la puissance du moment, transcendés, transfigurés. Et lorsque nous redevenons de simples hommes, les enfants qui peuvent naître de ces instants ne peuvent être reçus que comme une bénédiction"

Son sourire s'élargit lorsqu'il tourna de nouveau la tête vers elle.

"Mais je crois que ce n'était pas le sujet de base, n'est ce pas ? Mary-Ann, ne cherchez pas à vous torturer. Je sais que cela semble déplacé dans la situation où vous vous trouvez actuellement. Je vous conseille d'aller voir les prêtresses, elles vous aideront à trouver des réponses en ouvrant votre esprit."