Quelques jours plus tôt, Shannon et sa nièce Georgiana avaient fait la rencontre d'Andrea, dans les jardins de Chalice Well. La jeune fille s'était comportée de façon étrange, mettant la puce à l'oreille à la jumelle Wilkes. Mais Shannon garda ses suspicions pour elle. D'abord parce qu'elle n'aimait pas Andrea, c'était de notoriété publique, et qu'elle aimait encore moins étaler sa vie en publique. Mais George agissait de façon de plus en plus étrange et si, jusque là, elle avait préféré respecter son intimité, il lui fallait maintenant percer les mystères qui l'entouraient.

Shannon était donc passée prendre sa nièce pour l'emmener aux jardins de Chalice, à nouveau. Cette fois, il faudrait que George parle. La journaliste était plus qu'inquiète à son sujet, ce n'était pas de la curiosité. Alors au bout d'un moment, elle s'assit sur un banc et tapota à côté d'elle pour que sa nièce la rejoigne. Dans un sourire, elle lui passa tendrement une mèche derrière les oreilles.

– Je voudrais qu'on parle de ce qu'il s'est passé l'autre jour, tu sais ? Avec Andrea Wilkes ? Tu l'as confondue avec une des personnes disparues, tu te souviens ? Tu la connaissais avant ?

George avait vu le visage de Madeline Wilkes dans le journal mais avant qu'il soit publié. Si Andrea croyait que Shannon n'était pas curieuse, elle se trompait. Elle ne souhaitait aucunement perdre la face devant elle, surtout. Elle se devait de savoir, mieux que personne, ce qui se passait dans la vie de sa nièce. Et aujourd'hui, elle avait décidé de pousser un peu les choses, quitte à ébranler cette personne qu'elle aimait tant.

George avait des cernes sous les yeux, que même son maquillage pourtant soigné n'arrivait plus à cacher. Les quelques nuits où ces fichus rêves la laissaient tranquille, c'était son esprit qui tournait en rond et l'empêchait de dormir correctement. Autant dire que la jeune fille n'était pas de la meilleure humeur qu'il soit. Depuis la disparition, elle avait fait nombre de recherches sur toutes les légendes arthuriennes, ce qui s'y rattachait de près ou de loin, et commençait à être pas mal calée sur le sujet. La rencontre avec la jumelle d'une des disparues l'autre jour l'avait déstabilisée dans son assurance de façade dont elle faisait preuve depuis quelques temps.

Et vu la réaction de sa tante, elle soupçonnait celle-ci d'avoir compris ce qu'il se passait… Ou en tous cas de se poser des questions. Elle n'avait donc pas été surprise de voir débarquer celle-ci en plein milieu de la journée. George n'eut pas le temps d'exercer sa spécialité … protester… et avant qu'elle ait eu le temps de dire ouf, elle se trouvait en chemin pour les jardins de Chalice Well. Elles commencèrent à échanger des banalités en marchant, mais la lycéenne connaissait bien Shannon et savait qu'elle voulait parler de quelque chose en particulier. Une fois assises sur un banc, non loin de l'endroit où elles avaient rencontrées Andrea Wilkes auparavant, la jeune fille sentit que ça allait commencer. Elle se laissa donc faire, répondant, un peu crispée, au sourire de sa bien-aimée tante.
Effectivement, pas loupé, elle revint sur l'épisode du jour précédent. Pour se donner un peu d'assurance supplémentaire, elle haussa les épaules, l'air nonchalant.

-On peut en parler si tu veux. Je me souviens oui. Et euh… Quant à… *elle chercha rapidement dans sa mémoire* Madeline Wilkes, je l'ai peut-être croisée avant sa disparition, oui, c'est possible. Glastonbury n'est pas très grand. Mais comme je te disais l'autre jour, je l'ai surtout vue en photo après les évènements. Et  elles se ressemblent c'est assez… frappant.


Hum, oui. Bon elle avait pas l'air hyper convaincante quand même. Faudrait faire mieux que ça si elle voulait passer entre les mailles du filer. Mais bon. En même temps, elle commençait à en avoir marre de garder ça pour elle. D'un côté, elle n'avait pas envie qu'on la croit folle, mais de l'autre côté, elle se disait que peut être sa tante comprendrait… Elle pourrait être la seule d'ailleurs, si une personne devait la croire, ce serait elle. Pour l'instant, elle se tut, attendant de voir le tournant qu'allait prendre la conversation. Elle verrait au feeling.

Shannon eut un sourire en penchant la tête.

– Chérie, elle sont jumelles, c'est leur rôle de se ressembler.

Mais Shannon savait que sa nièce ne disait pas tout. Elle resta silencieuse un instant et soupira.

– George... Tu es encore plus mauvaise menteuse que ton père.

Simon était probablement le plus gentleman des hommes. Comme une femme avec tant de caractère comme sa soeur, avait pu vouloir d'un homme aussi... Mou. Heureusement, George avait hérité de sa mère ! Et donc du côté maternel, à savoir : Shannon aussi. De cela au moins, elle pouvait être fière. Sa relation avec Simon n'avait jamais été au beau fixe, après tout, elle n'allait pas s'en cacher, pourquoi faire ! Elle inspira profondément et acquiesça. C'était comme si elle n'avait pas le choix que de confronter sa nièce à tout ceci. Elle passa son index dans une mèche de ses propres cheveux pour les éloigner de son front. Elle aimait être parfaite en toute circonstance et ça signifiait jusqu'à la moindre boucle.

– Tu agis de façon étrange depuis quelques temps, je l'ai remarqué, tu sais ? Comme avec cette Andrea. Chérie, est-ce que tu sais quelque chose sur les disparitions que tu n'as jamais voulu dire ? Depuis que Andrea Wilkes est en ville, et j'ai déjà écrit un article sur elle, tu ne remarques la ressemblance que maintenant ? Comme tu le dis, la ville est petite.

Doucement, Shannon posa une main sur la cuisse de sa nièce.

– Parle-moi... je veux t'aider. Tu as l'air si fatiguée...

Et c'était vrai, ces cernes, sous les yeux, malgré le maquillage, Shannon les voyait bien. Et puis ce comportement si étrange. D'ordinaire si rieuse, si... joviale et dynamique. Elle s'était transformée en une jeune femme secrète et mystérieuse. Comme sa mère. Shannon détestait sa soeur pour ça. Elles étaient aussi différentes que ressemblantes. La mère de George était une pile électrique mais passablement autoritaire qui adorait tout contrôler. Avec un fort caractère, elle devenait vite insupportable. Comme si... elle avait tout réussi, contrairement aux autres. Shannon était presque jalouse d'elle car elle possédait un homme capable de la supporter.

Plissant le nez dans une genre de grimace taquine, George répondit :

- Oui j'avais compris qu'elles étaient jumelles… Mais je pensais pas que la ressemblance pouvait être aussi… importante.

La jeune fille sourit… mais pas longtemps. Bon elle était fixée, non elle n'avait pas été convaincante. Elle grimaça à nouveau :

-Je sais. J'ai pas eu le meilleur des maîtres dans l'art du mensonge.

Et il fallait dire qu'à la maison, son père était un vrai Pinocchio ! Le nombre de fois où elle avait vu son nez s'allonger alors qu'il mentait. Sa mère généralement le savait tout de suite et il ne pouvait pas lui cacher grand-chose. Bon après ce n'était pas un homme méchant, mais il y a parfois des pensées qu'il vaut mieux taire. Enfin. Elle revint à l'instant présent et regarda sa tante chercher ses mots. Shannon avait vraiment l'air inquiète, ses interrogations allant au-delà de la passion de son métier. Son adoucissement et sa proximité faillirent faire pleurer la jeune fille, mais non, elle était George et George ne pleurait pas. Elle inspira un grand coup et se lança :

-Oui je me doutais que tu avais remarqué que c'était pas la joie pour moi ces temps-ci, j'essaie de le cacher, mais toi, tu me connais par cœur. Je veux bien te parler de ce qu'il se passe, mais il faut que tu me jures que tu ne vas pas te moquer de moi, ou me prendre pour une folle. Et que tu n'en parleras à personne, je ne veux pas que ça se sache.

Elle savait qu'elle pouvait faire confiance à sa tante sur ce point, elle savait être discrète, surtout sur sa vie privée. Et George faisait partie de sa vie privée. Bon maintenant elle ne pouvait plus revenir en arrière, il fallait y aller. La jeune fille chercha comment attaquer tout cela. Et décida de commencer par le commencement.

-J'étais à Glastonbury lors de la disparition. J'ai VU ce groupe de personne se volatiliser. Littéralement. Tu sais, comme dans Harry Potter, quand ils se téléportent ? Bah là, c'est pareil. Je ne savais pas trop ce que je devais croire. Et ça a fait du bruit, beaucoup. J'ai vu des témoignages d'autres personnes qui avaient vu la même chose que moi, mais ça semble tellement invraisemblable !

Elle tenta de capter les émotions de sa tante avant de poursuivre :

-Et je sais pas, une semaine après peut être, j'ai commencé à faire des rêves, la nuit. Des rêves où je voyais des choses de Glastonbury, mais dans le futur. Par exemple pour Madeline, ce qu'il s'est vraiment passé, c'est que deux ou trois jours avant sa sortie, j'ai rêvé de cette édition du Guardian avec cette jeune femme en première page et son image m'a marqué. C'est pour ça que j'ai réagi comme ça face à Andrea.  Parfois c'est plus long, plusieurs semaines. Parfois on dirait un endroit sorti de l'Antiquité celte. Alors je me suis mise à me documenter dans les livres, sur internet, partout où je pouvais trouver des informations. En ce moment, les rêves sont moins fréquents, mais… plus marquant. Mais je lis tellement de choses que je me demande si parfois mon cerveau ne fait pas le travail tout seul quand je dors. Je ne sais plus très bien. Et les nuits où je ne rêve pas, je n'arrive pas à dormir parce que j'essaie de comprendre ce qu'il m'arrive. Voilà tu sais tout.

Elle releva les yeux vers Shannon, le regard implorant :


-Dis, tu me crois hein ? J'en peux plus de traverser ça toute seule…

Shannon écouta sa nièce attentivement. Elle semblait enfin décidée à parler et la journaliste s'en voyait rassurée. Mais quand elle commença son récit, l'aînée fronça les sourcils. George était-elle en train d'avoir ce qu'on appelait des prémonitions ? Mais la pire des nouvelles fut quand elle avoua avoir été témoin des disparitions. A ce sujet, Shannon leva une main près de ses lèvres pour l'intimer de baisser d'un ton. Si jamais on l'entendait ! George n'avait jamais rien dit à la police de ces choses-là ! Si ça se découvrait, elle pouvait être mise en garde à vue pour dissimulation d'informations. C'était certain. Ce ne serait qu'une gentille garde à vue avec déposition obligatoire mais une quinzaine de personnes avaient disparu ! Le gouvernement ne plaisantait plus et les mesures mises en place dans cette affaire étaient des plus sérieuses !

Shannon ignorait si elle devait croire tout ce que disait sa nièce. Après tout, voilà des choses étranges ! Et puis après tout, pourquoi pas. Andrea elle-même avait vu des choses et elle n'avait pas été la seule. Quand un certain nombre de personnes disent la même chose, c'est qu'il faut commencer à y croire, non ? Posant sa main sur sa cuisse, Shannon baissa les yeux puis elle haussa les sourcils après quelques secondes et releva le regard sur elle.

– Chérie... Je veux que tu ne parles de tout ça à personne, d'accord ? Encore moins à cette... Andrea.

Cette dernière l'avait quasiment harcelée sur son lieu de travail ! Shannon ne voulait pas qu'elle se serve de George pour son enquête personnelle, surtout vu ses liens avec Harry et la police.

– C'est très sérieux, ce que tu dis là. Pourquoi n'as-tu jamais rien dit à la police de ce que tu avais vu ?! Et plus important... Qu'est-ce que tu vois ? Quoi, tu... Vis une autre vie dans un autre monde ?

Et bien. Shannon avait l'air inquiète. Et c'était peu dire en fait. En même temps, c'est vrai que George avait un peu abusé d'avoir caché sa présence lors de la disparition à la police, mais en même temps, c'était tellement dingue et improbable ce qu'il s'était passé… Elle se rendait compte maintenant, de l'impact de tout ce que ça pouvait avoir. Des personnes avaient disparu, c'était une affaire grave. George était jeune mais pas naïve, elle savait qu'elle ne serait pas en bonne posture si on apprenait qu'elle n'avait rien dit. Cependant, même si elle avait l'air un peu… sceptique, sa tante avait l'air de la croire. La jeune fille poussa un soupir de soulagement, sentant un poids s'enlever de sur sa poitrine… mais pas complètement. Elle fronça les sourcils :

-Bien sûr que je ne dirai rien à personne, ça a déjà été toute une épreuve de t'en parler à toi. Mais pourquoi particulièrement pas à Andrea ?

Il y avait un truc avec cette fille, elle le sentait, Shannon ne l'aimait pas. Elle l'avait compris au ton de sa voix. Puis elle écouta les nouvelles questions, et grimaça avant de répondre :

-Je n'ai rien dit à la police parce que je n'étais même pas sûre moi-même d'avoir vu ce que j'avais vu. Je me posais la question de savoir si je ne devenais pas folle. Je ne me voyais pas arriver au commissariat, en disant : "Salut ! Alors j'ai vu un bus complet disparaître sous mes yeux, et maintenant je vois des trucs bizarres"… Tu vois la crédibilité ? Et puis j'ai eu … peur.  Alors je me suis dit que le mieux était de garder ça pour moi. Tu comprends ?

Elle serra la main dans la sienne. George avait perdu un peu de son assurance habituelle et ça lui faisait bizarre. Mais bon, ce qui lui arrivait n'était pas anodin non plus. Elle poursuivit, réfléchissant un peu plus longuement, cherchant à retranscrire le plus fidèlement possible ce qu'elle voyait , tout en baissant la voix pour être sûre de n'être entendue que de sa tante :

-Pour ce que je vois… Certaines  visions était comme des … *elle chercha le mot* prémonitions je crois, j'ai pu voir ce qui allait arriver quelques fois. Sinon, quand j'ai l'impression d'être très loin dans le passé, et bien non, je ne suis pas présente, je vois juste les choses se dérouler. Mais les personnes que je vois, où elles vivent, où elles habitent, on se croirait revenu au temps de la légende du roi Arthur. Il y en a une dont je me souviens vraiment. Je ne sais pas si c'était un rêve ou un cauchemars, c'était plutôt angoissant en fait. J'étais dans un genre de cave, au milieu de plein objets anciens. Et il m'a semblé voir le Graal et Excalibur, selon ce que j'ai pu lire ensuite, les images correspondaient à ce que j'avais vu. Et voilà, au milieu de tous ces objets, il y avait une femme, elle ne me voyait pas. Elle avait un croissant de lune tatoué au milieu du front, de longs cheveux bruns, et une grande robe bleue. Et à un moment donné, il y a eu, je sais pas, comme un tremblement de terre, un grondement, et un genre … d'onde qui a semblé traversé cette femme. Quand je me suis réveillée le matin, ça me paraissait terriblement réel, et en même temps j'avais une encyclopédie dans les mains. Du coup je suis perdue, ça paraît dingue et je sais pas trop ce que je dois croire… ça fait maintenant quelques temps ce rêve et ça me perturbe toujours autant.

Elle attendit, un peu inquiète, la réaction de Shannon.