Kieran n'était pas très à l'aise avec le contact physique. Il lui arrivait bien sûr de mettre la main sur l'épaule d'un ami, de frictionner énergiquement le bras de son frère ou de pousser un jeune garçon dans un tas de paille par taquinerie. Mais ce bras enlacé au sien était totalement différent. Il ne s'était jamais attaché à une femme, jamais réellement. Bien entendu plusieurs fois il avait éprouvé des sentiments troublants mais jamais il n'avait osé s'approcher de ces dernières. Il se contentait de les contempler en silence, de leur glisser un mot parfois. Beltane était différent, c'était un rituel, il s'agissait d'une nuit à part où il n'était pas totalement lui-même. Il y avait l'ivresse, les feux, les étoiles printanières, l'odeur des herbes sacrées et les robes indécemment fines des prêtresses qui se cabraient dans l'éclat des flammes. La chose était plus instinctive que sentimentale.

Pourtant il n'osa pas se défaire de cette innocente étreinte de peur de froisser la jeune prêtresse. Son but n'était pas de l'effaroucher ou de l'attrister et il prenait ses confidences pour une tentative de se faire un ami. En fait il ressentait un peu de peine pour elle, si seule, si isolée et si peu appréciée de ses pairs. Il s'imaginait tel une oreille compatissante, un lot de consolation pour une vie sociale déserte. Mais parler avec si peu de pudeur de sentiments et d'attachement le rendait fort mal à l'aise. Par la Déesse, il avait l'impression d'entendre le récit romanesque d'un barde ! Lewel aurait été bien plus indiqué pour servir d'oreille attentive, bien plus réceptif aux confidences d'Elwen.

Plusieurs fois il tenta d'ouvrir la bouche pour répliquer et sentant qu'il allait faire une gaffe la refermait piteusement en se laissant à moitié traîner. Et plus elle parlait plus les choses lui semblaient passionnées et... totalement abstraites. Mais où avait-elle bien pu pêcher toutes ces idées farfelues sur l'amour, la force et le pouvoir ? Il se regardai discrètement autour, espérant pouvoir trouver une échappatoire à cette situation déstabilisante. Il était tout de même fort soulagé de ne trouver personne dehors à cette heure avancée. Ils auraient été bien de devoir expliquer à la Dame et à l'Archidruide -en plus de l'incident dans le cercle- pourquoi ils devisaient tranquillement sous les étoiles, se tenant le bras ainsi. Non vraiment il ne voulait pas plus d'ennuis.

Kieran toussota et bomba légèrement le torse pour se donner une contenance avant de lui jeter un coup d'oeil curieux.

"Mais... Comment tu en es venue à éprouver ce genre de choses? Il est au courant de tout cela ?"

Il n'avait pas vraiment envie de l'encourager à poursuivre ses tirades enflammées mais il était réellement curieux. Pour lui tout cela c'était à la limite de l'inconcevable. On lui avait souvent dit que les femmes étaient de drôles de créatures, c'était l'occasion rêvée de pouvoir essayer de se figurer à quel point. Il avait déjà cru comprendre que dans leur tête rien n'était simple. N'ayant jamais eu d'amante fixe ou d'amourette de jeunesse, il n'avait jamais fait les frais de ces humeurs imprévisibles.

"Moi aussi j'ai souvent aimé, mais jamais au point de me rendre malade exprès. Surtout amoureuse d'un homme que tu n'as jamais approché apparemment. Tu te fais sans doute une idée totalement illusoire, tu t'imagines des choses sur lui et tu t'en détournerais si tu découvrais qui il est vraiment. Certaines personnes ont un attrait pour ce qui est inaccessible"

Il haussa les épaules, pas du tout conscient de dire des choses super vexantes. L'homme qui ne sait pas parler aux femmes dans toute sa splendeur.

"Enfin il n'empêche que nous allons sans doute avoir des ennuis à cause de moi. Laisse parler à Eranos et à la Dame, tu n'as pas à être réprimandée alors que c'est moi qui suis venu te déranger"

Il acquiesça de la tête à ses propres paroles, tout à coup rassuré de reprendre une conversation normale dans laquelle il savait quoi dire.

"Et lorsque tu es déprimée, hé bien... -il hésita et dodelina de la tête- viens te promener dans la partie sud du verger, celle où les arbres sont laissés en repos. Tu m'y trouveras souvent et je pourrai toujours essayer de t'écouter sans avoir l'horrible envie d'appeler un barde à ma rescousse"

Il lui adressa un large sourire un peu moqueur. Une fois encore il avait mis les deux pieds dans le plat. Elle lui ouvrait son coeur et lui se comportait comme un mammouth mal dégrossi tout crotté dans un salon de thé pour lady.

"Je crois qu'on est tous deux trop butés pour être des amis proches alors peut-être arriverons nous à nous chamailler comme... comme si nous partagions un lien de sang."

Et il lui lança un clin d'oeil assez effronté.

[Bon j'ai essayé plein de tons différents et je voulais pas tomber dans le guimauve alors je pense que cela attisera un peu plus ton mordant légendaire ]

Souriant toujours, elle secoua la tête.

_ Non, il n'en sait rien du tout. Et il ne le saura jamais, d'ailleurs. C'est mon secret, tout ceci est devenu une part de moi-même à présent et je chéri cette partie plus que n'importe quelle autre. J'y tiens. C'est ce qui fait mon essence. Mais je n'ai pas commandé ces sentiments, ils me sont apparus… Comme ça. Au début, c'était de l'admiration. Et puis en grandissant, mes sentiments ont grandi aussi. Il m'est apparu comme le plus bel homme que j'ai jamais vu !

Elle sourit un peu plus en resserrant son bras dans le sien et regardant toujours face à elle. Si elle avait pris son bras, c'était plus pour s'y accrocher que pour établir un contact avec lui car ses jambes étaient flageolantes et elle avait score besoin de soutient le temps d'arriver en bas. Et elle remerciait Kieran d'entretenir la conversation, sinon elle sentait bien qu'elle allait s'endormir debout et dégringoler le chemin plus vite que prévu.

_ Je l'écoutais parler, de loin, alors que je n'étais qu'une novice encore et je trouvais sa voix si profonde, si grave… Il incarnait tout ce dont je rêvais, une sorte de… Arthur. Selon moi, j'étais la seule à penser cela. J'ai souvent attendu qu'il me remarque, qu'il me sourit, qu'il me parle à moi et non plus à une autre quoiqu'il ne fut pas grandement bavard, cela dit.

Elle haussa une épaule sans se départir de son sourire et releva les yeux sur lui.

_ Non… Je ne l'ai jamais mis sur un piédestal, j'ai juste appris à le connaître différemment des autres, voilà tout. De plus ! Je suis très tolérante en ce qui concerne les défauts, totalement ouverte à tous les esprits.

Elle sourit un peu plus en l'observant puis finalement, elle reporta son attention sur ses pieds le long du chemin, écartant ses cheveux pour regarder où elle marchait. Bizarrement, les mots de Kieran ne semblaient l'avoir plus vexée qu'autre chose. Après tout, il ne savait pas qu'elle parlait de lui. Même le fait qu'il ait pu aimer quelqu'un, ça ne changeait rien.

_ De plus, je ne me suis jamais rendue malade pour lui. Et je l'ai déjà approché. Je ne lui ai juste jamais dit qui il était pour moi. Et après réflexion, je pense que c'est très bien comme ça. Cela restera mon secret qui n'est partagé qu'avec une seule personne en qui j'ai confiance. Je ne l'ai pas aimé parce qu'il m'était inaccessible, d'ailleurs il me le sera toujours. Je l'ai aimé pour ce qu'il était et ce qu'il est toujours… D'ailleurs.

Elle pouffa de rire en secouant la tête.

_ Tu dois me prendre pour une enfant ou je ne sais quoi à te parler de tout ça.

Elle laissa passer un court instant en ramenant ses cheveux sur une épaule puis elle secoua à nouveau la tête en souriant.

_ Ce n'est pas la peine, c'est trop tard. J'ai déjà dit à Eranos que tout était de ma faute.

Elle tourna à nouveau les yeux vers lui pour lui sourire plus faiblement.

_ Alanna m'a défendue bien que je n'en avais pas besoin et… je dois les retrouver demain après le déjeuner. Tu n'as pas à t'en faire pour moi, si c'est ça qui te dérange. Je n'avais pas à réagir de la sorte, de plus, j'ai demandé la permission à la Dame de venir m'expliquer auprès de toi avant de rentrer. Bien qu'elle ne fut pas pleinement pour, elle m'a laissée le faire et je pense qu'elle sera heureuse de voir que c'était une bonne idée, finalement. Mais aie confiance en moi… J'ai bravé bien plus que ça.

Elle acquiesça avant de reporter son regard sur le lointain, souriant au souvenir de ses disputes avec Alanna. Elle pouffa de rire à l'idée de retrouver Kieran dans le verger. L'avoir observé si longtemps et ne l'avoir jamais remarqué là-bas ? Etait-ce possible ? Ou bien commençait-elle finalement à l'oublier ? Ceci aussi était possible ? Au fond d'elle, elle sentait bien que les sentiments qu'elle nourrissait aujourd'hui n'avaient pas la même vivacité qu'il y a quelques années. Elle l'aimait toujours mais semblait en paix avec ce sentiment, à présent. Alors à sa dernière réflexion, elle ne pu que rire - le premier qu'il entendit de vive voix depuis qu'il la connaissait.

_ Nous ne pourrons jamais être des… Des amis ou avec un quelconque lien de parenté, c'est impossible.

Et le poussa doucement du bras avant de relever le menton vers lui pour s'en approcher.

_ Tu es bien trop grognon !

Kieran fit semblant de s'offusquer, se reculant pour mettre une distance entre eux avec l'air d'une pucelle offensée. Il avait l'air comique, se retenant lui-même de rire en s'imaginant la tête qu'il faisait. ça faisait un bien fou de pouvoir rire après une telle tension. Ils avaient été si concentrés sur leur tâche que tous ses muscles criaient grâce et le simple fait de se détendre par l'humour valait le meilleur massage.

"Moi ? Grognon ? C'est faux ! Et le respect dû à vos aînés jeune fille ? Grognon, non mais on aura tout entendu. Je ne suis pas grognon, je suis perpétuellement sceptique, c'est totalement différent. Sans les gens comme moi la société ne serait jamais remise en cause. Et puis c'est un peu le barde qui se moque de la balade bucolique."

Il croisa les bras et ralentit le pas jusqu'à traîner les pieds d'un air sombre.

"Si c'est comme ça, je vais marcher de manière grognon."

Il se mit à respirer bruyamment par le nez puis la bouche, ronflant plus qu'il n'expirait.

"Chut, mes poumons grognons s'expriment."

Puis il se pencha pour arracher une touffe d'herbe et la lui jeta sur le sommet de la tête avant de pousser un petit rire dément et de partir en courant.
Il n'avait pas eu ce genre de comportement depuis des années. Oublié le poids des années, il se comportait comme l'adolescent qu'il n'avait pas vraiment été. La fatigue, l'inhibition dûe au rituel étaient pour beaucoup sans doute.

Le laissant se détacher de son emprise, elle l'observa en souriant de plus en plus devant son air faussement offusqué. Allons donc. Debout là, dans la pente, elle le regarda faire, amusée comme elle ne l'avait encore jamais été face à lui. Elle pouffa de rire en l'écoutant parler du respect.

_ Dois-je te rappeler que techniquement parlant, je pourrais être ta supérieure ? Je suis Gardienne, pas une simple prêtresse !

Marchant avec prudence maintenant qu'elle n'était plus maintenue par Kieran, elle pouffa de rire à sa démarche avant de secouer la tête. Il n'imaginait sûrement pas à quel point elle était heureuse à cet instant là de le voir lui répondre avec autant de légèreté. Baissant la tête pour regarder où elle marchait, ce fut avec surprise qu'elle reçu sa gousse d'herbe dans le visage.

Elle releva les yeux écarquillés et la bouche ouverte de stupéfaction sans en croire sa vue.

_ Kieran !

Elle le regarda détaler en se demandant comment elle pourrait le rattraper. Elle fit quelques pas mais comprenant que ses jambes flageolantes ne l'emmèneraient pas loin, elle s'arrêta et se penchant pour enlever ses chaussures et tenter de courir jusqu'à lui.

_ Espèce de garnement !

Pourtant, elle ne se sentait pas de courir vite. En fait, elle n'y arriverait pas. La seule raison qui la poussait à ce point à le rattraper était de se raccrocher à lui pour rentrer car elle se sentait bien plus épuisée qu'elle ne le croyait.

_ Attends-moi, je ne peux pas courir comme toi ! Tu triches !

Lui-même était déjà essoufflé. Il s'arrêta tout court et se pencha en avant, les mains sur les genoux en tentant de reprendre son souffle, la tête basse et le sourire aux lèvres.

"Ha ces... -respiration- jeunes ! -respiration- un rituel et c'est -respiration- tout vidé"

Il se redressa pour lui lancer un regard amusé et tenter de bomber le torse pour cacher sa propre fatigue. Il se sentait bien là en sa compagnie, il avait l'impression de rajeunir. C'était une sensation grisante et agréable, et l'île endormie, les chandelles éteintes dans le silence le plus total lui donnait l'impression de n'être plus entravé par aucune obligation. Ils avaient bien travaillé, la lune qui se couvrait et se découvrait sous sa couette de nuages semblait leur sourire. Il leva vers elle un regard plus calme empli d'admiration.

"J'aimerais voir la lune depuis le Pays des Fées. On dit qu'elle n'a jamais paru plus proche"

Le Pays des Fées était un endroit à la fois redouté et idéalisé. C'était une terre de forêts où la nature reine se parait tour à tour des couleurs de l'automne et de l'éclat du printemps, où fruits et fleurs poussaient à profusion. On y dansait, on y mangeait, on y buvait et on y faisait l'amour librement dans l'épais feuillage. On disait que ceux qui y allaient n'en revenaient jamais et qu'ils ne vieillissaient pas. Kieran ne croyait qu'à moitié ces histoires pour enfants.

"C'est bien de pouvoir contempler la lune pour une fois. Cela va me changer de ne pas accueillir le lever du soleil et d'aller cueillir quelques branches de gui sur l'île du Chêne"

Arrivée à sa hauteur, elle pouffa de rire, les joues rouges. De sa main libre, elle écarta des cheveux de son visage avant de l'observer lui et son sourire qui emplissait son coeur d'une chaleur indescriptible. Kieran lui montrait une facette de lui qu'elle n'avait encore jamais vue et elle pensa même qu'il n'était pas dans ses habitudes de la dévoiler. Elle avait tant envie de venir se blottir contre lui pour lutter contre le froid qui envahissait ses doigts et son nez, pourtant elle dû se faire violence pour ne pas abuser de ces instants de paix. N'étant pourtant pas quelqu'un de très tactile, elle avait soudainement envie de le toucher, de passer sa main sur son bras, de caresser son visage du bout des doigts et de sentir la chaleur qui se dégageait de sa peau.

Alors quand il parla, elle s'extirpa de ses pensées et releva la tête à ses côtés pour regarder en sa direction, songeant à une vie en parallèle au Pays des Fées où elle pourrait être elle-même et pourquoi pas avec l'homme qu'elle aimait tant.

_ L'on dit aussi que ceux qui y sont partis n'en sont jamais revenus.

Elle le regarda à nouveau de son sourire apaisant et acquiesça.

_ J'aurais dû réagir autrement à ton approche, j'ai pris peur, j'en suis désolée. Je ne souhaitais pas te contrarier. Je te promets qu'à l'avenir, je saurais me tenir prête si quelqu'un tente d'établir un lien avec moi, que ce soit toi ou qui que ce soit d'autre.

Et ce qu'elle avait senti l'effleurer était indescriptible, autant que son sourire qui naissait à ce moment-là en y repensant. Qu'il ait tenté de la toucher, elle, l'emplissait d'une certaine béatitude dont elle s'extirpa en lui frottant le bras.

_ Allons… Il faut rentrer maintenant !

Prise d'un pas décidé, elle prit de l'avance en soulevant sa robe d'une main et gardant son équilibre de l'autre main tenant ses chaussures. Dans une bourrasque de vent, elle tourna la tête pour le voir par dessus son épaule et écarta les cheveux lui fouettant le visage avant de rire.

_ Pense au feu crépitant et aux plumes d'oie, Kieran !

Et ce fut leur motivation jusqu'au retour où elle le quitta non sans un esprit de plénitude gracieux. Après l'avoir remercié pour sa gratitude, elle s'était abandonnée à la fatigue, blottie contre Anzshara, alors que les premières lueurs du jour menaçaient de pointer leur nez.