Soazig se releva en s'étirant le dos dans un petit grognement. Elle essuya la sueur sur son front d'un mouvement de bras et regarda au loin. Lugnasad était passé depuis deux semaines, ou quelque chose du genre, on perdait un peu le fil du temps et elle aurait été bien incapable de dire quel jour on était dans "son" monde. Elle savait par contre qu'on était près de la fin de l'été, vu que les moissons commençaient. Ils n'avaient plus cours pour l'instant, occupés à différents postes pour préparer l'hiver.

Cela paraissait encore étrange à la jeune femme, parfois irréel, elle se disait qu'elle était en train de rêver et qu'elle allait se réveiller. Mais non, chaque matin, elle se levait à Avalon, en compagnie de d'autres Élues et de novices, avec qui elle partageait le quotidien maintenant. Soazig s'était décidée à tenir un genre de petit journal, dans lequel elle consignait tout ce qui lui semblait important. Elle se laissait aller aussi à raconter des histoires, temps d'imagination et de rêverie qui lui manquaient parfois.

Enfin, ça n'était pas comme s'ils avaient le temps de s'ennuyer non plus, les journées étaient vite remplies. Comme aujourd'hui où la professeur se retrouvait de "corvée" d'étable, ce qui en soit ne la dérangeait pas tellement, les fermes, elle connaissait avec ses parents. Elle plissa le nez. Par contre, l'odeur des moutons, elle sentait toujours aussi fort ! Mais bon. Soazig s'acquittait de sa tâche dans la bonne humeur, tentant timidement d'établir le contact avec les deux autres novices. Ensemble, ils changeaient la paille pour l'instant, avant d'ensuite donner à manger aux bestiaux puis de ramasser les œufs.

Le regard de la jeune femme tomba dehors, sur le petit groupe qui se promenait le long de la ferme. Elle reconnut Liriel, initiée. Elle l'avait déjà croisée en préparation de repas, alors que celle-ci préparait de délicieux desserts. Un sourire monta aux lèvres de la femme, qui se rappelait encore la douce odeur sucrée des petits gâteaux. La jolie jeune fille rousse -comme elle-, un air pétillant sur le visage, était accompagnée de quelques enfants qui se suivaient en rang d'oignons. Amicalement, Soazig leur fit un signe de la main, avant de se remettre au travail.

Repérant les novices au travail, Liriel sourit à Soazig et se pencha vers les enfants pour leur dire un mot. Aussitôt la marmaille se précipita vers les jeunes filles en plein labeur, leur tournant autour en sautillant et parlant tous à la fois. Dierna était brune, les yeux noirs et le teint mat, plutôt petite en taille pour son âge mais très éveillée. Il y avait les jumeaux Yvon et Agravain qui ressemblaient comme deux gouttes d'eau, la jolie blondinette aux yeux d'océan était Anwen et le plus effacé, brun aux reflets roux mais souriant le nez couvert de taches de rousseur avec de jolis yeux chocolats s'appelait Gwidel.

"Qu'est ce que tu fais ?"
"C'est dur ?"
"Il y a quoi dans ton panier ?"
"On peut t'aider ?"
"Moi je peux porter !"
"Non moi !"
"Pousse-toi !"

Tout se mélangeait. Liriel avança tranquillement jusqu'à eux et claqua la langue, faisant immédiatement taire la vague de cris.

"On dit bonjour, Soazig"

Les enfants répétèrent en choeur.

"Maintenant un par un vous pouvez lui poser des questions. -Et à l'adresse de Soazig- Nous apprenons aujourd'hui le travail de la ferme et le nom des animaux, de leurs petits et de leur cri."

Un enfant ajouta, tout fier.

"Un canard cancane ! Son bébé est le caneton."

Cinq secondes n'étaient pas passées depuis que Soazig avait repris son travail qu'elle entendit des cris de joie enfantin et des bruits de pas qui accouraient. Elle releva aussitôt la tête pour voir la bande de quatre magnifiques bambins qui se dépêchait de la rejoindre. La jeune femme en compta six, et un grand sourire illumina son visage alors qu'ils venaient s'accrocher à leurs jupes en posant une tonne de questions en même temps.. Elle éclata d'un rire joyeux et malicieux.

Soazig adorait les enfants, elle appréciait particulièrement leur franc parler et leur spontanéité qu'on perdait beaucoup trop vite à son goût en grandissant. Elle apprécia le calme et la douceur avec lesquels Liriel apaisa le flot de questions, retenant l'attention de ses petits protégés. La jeune femme leur répondit avec un sourire bienveillant :

-Bonjour tout le monde !

Écoutant l'initiée, elle lui sourit à son tour et reporta son regard sur les enfants :

-Mais c'est intéressant tout ça dites moi ! Vous devez en apprendre des choses...

Lorsque un des enfants annonça tout fier son savoir sur le canard, elle s'accroupit pour être à sa hauteur et lui répondit :

-C'est très bien... Et tu sais où nous sommes ici ?

Son regard passa sur tous les enfants, et elle reprit :

-C'est la maison des moutons, l'étable. Quelqu'un sait quel cri a le mouton ?

Puis ses yeux rencontrèrent ceux de Liriel et elle sourit, penaude, en se relevant :

-Pardon, mais j'adore les enfants en fait.

Les enfants se mirent à réfléchir, les yeux allant du ciel au sol à plusieurs reprises. Ils tentaient d'interroger du regard Soazig comme si elle allait leur souffler la réponse. Liriel mit les mains à la taille.

"Hé bien ? Personne pour répondre à la question ?"

Les jumeaux se regardèrent puis se mirent à bêler en choeur, d'un son au volume plutôt modéré, le bêlement se mua en cri aigu et ils se mirent à rire en se cachant derrière leurs mains. Dierna tapa du pieds et finit par les frapper des poings.

"N'importe quoi ! ça suffit !"

Anwen regardait la scène d'un air perplexe et tourna la tête vers les adultes.

"Ils... ils font "mê" ?

Gwidel qu'on avait pas entendu, s'était faufilé vers l'étable, se hissant sur la pointe des pieds pour essayer de voir par dessus la porte. Il cherchait le loquet pour entrer sans attendre personne.

Dierna de demander à Soazig.

"Qu'es'tu fais avec les moutons ?"

Le regard amusé par les bambins qui tentaient de répondre à sa question, elle sourit à la relance de Liriel et se mit carrément à rire lorsque deux petits garçons, jumeaux, se mirent à bêler de concert...

-Effectivement un bêlement peut ressembler à ça !

Secouant gentiment la tête en signe de négation, elle se tourna vers la petite fille qui venait d'essayer une réponse un peu plus constructive :

-Hé non, ce sont les chèvres qui font "mê"... Les moutons font "bê". Et est-ce que vous savez quel est le petit du mouton ?

Cette fois, Soazig avait parlé à l'ensemble du groupe, notant du coin de l'oeil le petit qui s'était échappé jusqu'à l'étable et qui se hasardait à regarder au dessus de la porte. S'assurant que Liriel l'avait également capté, la jeune femme répondit à nouveau à une question posée :

-Alors là, nous nous occupons de changer leur paille, pour qu'ils aient un endroit à eux tout propre, on leur donne à manger et ensuite nous irons ramasser les oeufs des oies et des poules.

Une idée lui traversa l'esprit, elle sourit :

-Vous voulez rentrer voir à l'intérieur ?

Là Soazig s'était fait des copains. Tous les enfants -sauf celui qui avait pris de l'avance- se mirent à sauter et à pousser des "oui" enthousiastes, Liriel laissant Soazig diriger les événements avec un petit sourire amusé. Même si elle aimait son rôle, elle s'occupait des enfants au quotidien et n'avait peut-être plus la patience et l'émerveillement que l'Elue pouvait avoir.

"On se donne la main et on suit Soazig, gentiment"

Elle avait bien évidemment repéré Gwidel et claqua la langue. Ce simple bruit suffit à rappeler à l'ordre l'enfant qui jeta un oeil par dessus son épaule et revint vers le groupe d'un air penaud. Il donna la main à Dierna qui la saisit avec énergie et le tira vers l'avant à la suite de Soazig juste derrière les jumeaux.

"Les moutons ils ont des noms ? Y a des bébés moutons ?"
"Des moutonneaaaaau"
" Ménan des Z'agneaux"

Anwen ouvrit de grands yeux ravis.

"On va voir des bébés moutons ?"

[HJ : Tu t'en sors bien, je te laisse diriger cette petite troupe à ta guise ma chère !]

Dierna avait échappé au regard des adultes et s'était mise à arpenter la pièce toute seule, son pas léger faisant à peine crisser la paille sous ses pas. Le lieu abritait les vieilles femelles, celles qui étaient prêtes à mettre bas et celles qui avaient mis bas récemment et dont les petits vraiment très jeunes risquaient de mal supporter l'extérieur. Dans la bergerie, un milieu protégé des éventuels prédateurs et de la chaleur écrasante, ils tétaient leur mère tranquillement et se roulaient sur la couche confortable du sol en faisant d'amusantes cabrioles.

Soudain, un cri de la fillette attira l'attention de tout le monde. Elle se trouvait face à une brebis allongée sur le côté, le ventre énorme secoué par les contractions, la respiration rapide et les naseaux dilatés.

Les autres enfants et Liriel se précipitèrent près d'elle en écarquillant les yeux. La mise bas semblait avoir commencé mais la bête était visiblement en difficulté.

Alors que Soazig rassemblait toute la petite troupe pour les emmener à nouveau dehors, elle fronça les sourcils, il semblait manquer quelqu'un. Elle allait en faire part à Liriel quand un cri d'enfant retentit non loin. Il venait du coin où ils avaient laissé les brebis et agneaux trop faibles pour sortir. Allons donc, que se passait-il ? Ah au moins le groupe était à nouveau au complet. Tout le monde était réuni et la jeune femme allait se pencher vers la fillette quand elle comprit en voyant que la brebis commençait à mettre bas. Mince... Elle se releva aussi sec et appela ses collègues novices qui ne devaient pas être bien loin.

Elle fit reculer les enfants pour laisser un peu d'espace à la brebis, puis s'agenouilla près de l'animal. Bon, ses parents avaient une ferme, elle les avait bien accompagné sur quelques "accouchements", mais était loin d'être une experte en la matière tout de même. Elle tourna la tête vers Liriel, un peu désemparée :

-Tu préfères peut être les emmener dehors ?

Parce que selon comment se passait la mise à bas, ça pouvait être un peu choquant pour des si jeunes enfants, enfin elle ne connaissait pas encore très bien les habitudes d'ici. Se retournant vers la brebis qui semblait être en difficulté, elle se demanda si l'agneau était bien placé, auquel cas, il faudrait le tourner à l'intérieur... voire opérer en césarienne. Ouïa, non pas ça quand même ! Soazig se mit à palper le ventre de la brebis, ne sachant pas très bien par où commencer.

Liriel acquiesça de la tête en réunissant les enfants autour d'elle.

"Oui, il vaut mieux les éloigner, ils risqueraient de vous gêner plus qu'autre chose"

Les jumeaux de répondre, un peu vexés

"On gêne pas !"
"Non nous on gêne jamais"

Liriel leur sourit avec douceur mais fermeté.

"Ce n'est pas une place pour les enfants. Allez, c'est la fin de la balade"

Jetant un regard sur l'animal allongé, elle grimaça légèrement.

"Il faudrait faire appeler Owain, il pourrait vous aider. Je vais prévenir ma mère"

Et sur ces paroles elle sortit avec tous les enfants, laissant là Soazig et les autres novices assez désemparées. Même si les gens de l'île étaient habitués à ce genre de réalité de la vie, la mise bas délicate d'un animal était en général gérée par des personnes avec plus d'expérience que de simples novices. Heureusement, Liriel allait prévenir les personnes compétentes.

Caillean arriva en courant, les jupes remontées pour pouvoir mieux courir. Derrière elle arrivait un jeune homme de haute stature, brun, le visage carré et les yeux clairs, l'air un peu renfrogné. Owain n'était pas l'homme le plus bavard mais il était connu de tous pour son feeling particulier avec les animaux.

"Où est l'animal ma colombe ?"

Interrogea Caillean à l'attention de Soazig. Les humains et les animaux n'étaient pas faits exactement pareil mais comme les médecins de campagne à une vieille époque dans le Vaste Monde, elle soignait tout le monde sans distinction. Une brebis était un animal de la Déesse, et le petit qu'elle portait était important pour la communauté. Ils ne pouvaient se permettre de perdre la mère et le petit en une seule fois.

L'animal était allongé sur le flanc et semblait avoir des difficultés à respirer. Owain crispa un instant les yeux avant de détourner la tête pour fixer de nouveau son attention sur la brebis.

"Elle souffre beaucoup"

IL s'agenouilla près d'elle et posa la main sur sa gorge comme un signe d'apaisement. Suivant son mouvement, Caillean s'accroupit à son tour et passa la main sur le ventre enflé puis examina l'orifice dilaté de l'animal.

"Il est gros, j'ai l'impression qu'il se présente mal"

Elle leva la tête vers Soazig.

"Est ce que tu peux poser sa tête sur tes genoux et la lui caresser ? Je vais l'examiner, elle ne doit surtout pas bouger"

Avec un peu de soulagement, Soazig vit les enfants s'éloigner avec Liriel qu'elle remercia pour son aide. Heureusement, des personnes plus compétentes qu'elle allaient arriver. Les enfants pourraient revenir voir le nouveau-né… A condition que tout se passe bien ! La jeune femme se rappelait certains accouchements à la ferme… Elle grimaça en espérant que la mère et son petit pourraient être sauvés tous les deux.

Soudain, un bruit de pas précipité lui fit tourner la tête et elle vit arriver, un peu rassurée, Caillean suivie d'un homme d'à peu près son âge… dont elle avait oublié le nom, mais qu'elle avait déjà vu, son visage ne lui était pas inconnu. La jeune femme désigna la brebis en difficulté :

-Là… La pauvre a vraiment l'air mal en point.

Elle n'y connaissait pas grand-chose en animaux, ni en médecine, mais elle voyait bien que la pauvre bête souffrait. La professeur observa l'homme qui confirma ce qu'elle pensait. Elle suivit le mouvement lorsque les deux personnes qui l'avaient rejointe s'agenouillèrent. Elle les regarda ausculter l'animal et grimaça quand la femme annonça que l'agneau se présentait en siège. Elle hocha la tête aux premières instructions.

-Oui bien sûr…

Soazig se déplaça donc vers la tête de la bête, qu'elle souleva avec délicatesse pour la poser sur ses genoux. Elle tenta de l'apaiser par des gestes doux, attendant de voir la suite.

Lorsque Soazig fut en place, Caillean remonta ses manches et se pencha de nouveau vers l'orifice. Dans une grimace, elle introduisit le bras pour sentir la position de l'agneau et la ressortit rapidement, couvert de sang.

Owain leva la tête en direction de Caillean et secoua la tête.

"Le petit est en détresse, il ne supportera pas de rester coincé là longtemps"

Il déglutit puis posa les deux mains sur le flanc de l'animal.

"Je vais faire de mon mieux."

Aussitôt, il ferma les yeux, contrôlant le rythme de sa respiration. Si la brebis avait dans un premier temps essayé de relever la tête en poussant un râle, elle se tenait à présent immobile, les yeux dilatés par l'effort que produisait les contractions sur son pauvre corps moulu, mais moins tendue en apparence.

Lorsque la bête se détendit un peu plus, Caillean à voix basse s'adressa à Soazig :

"Owain envoie à la brebis des ondes de calme pour l'inciter à ne pas s'énerver, il va me falloir retourner le petit pour pouvoir le tirer ensuite à l'extérieur"

Voyant Caillean reproduire le geste qu'elle avait déjà vu auparavant, Soazig eut soudain une pensée nostalgique pour ses parents et son meilleur ami, qui devaient être morts d'inquiétude... Quoique, finalement, elle ne savais pas comment les choses se déroulaient chez eux. Mais ils lui manquaient tout de même. Revenant au présent, elle vit qu'effectivement pour l'instant cela ne s'annonçait pas très bien. Mais la jeune femme espérait de tout son coeur que les deux s'en sortiraient.

Elle vit alors quelque chose d'étrange se produire. Owain, les deux mains sur le ventre de la brebis, semblait communiquer silencieusement avec elle. Chez eux, on appelait ça médecine parallèle, mais ici, elle n'était pas trop sûre ce que cela pouvait être. Comme si elle avait lu dans ses pensées, la guérisseuse lui expliqua ce qu'il se passait. Soazig acquiesça en silence, ne voulant pas déranger l'homme, la tête de la brebis toujours entre ses mains. L'opération allait être plus que délicate...

Soudain, elle eut comme un frisson, ça lui piquait dans le cou et elle avait la chair de poule... La professeur ne savait pas si c'était un courant d'air, une sensation désagréable... Elle secoua la tête tentant de chasser cette impression et de se concentrer à nouveau sur la scène qui se déroulait devant elle.